Pétion Ville, le 2 juin 1960
À son Excellence
Monsieur le Docteur François Duvalier
Président de la République
Palais national
Monsieur le Président,
Dans quelques pays civilisé qu’il me plairait de vivre, je crois pouvoir dire que je serais accueilli à bras ouverts; ce n’est un secret pour personne. Mais mes morts dorment dans cette terre; ce sol est rouge du sang de générations d’hommes qui portent mon nom; je descends par deux fois, en lignée directe, de l’homme qui fonda cette patrie, aussi j’ai décidé de vivre ici et peut-être d’y mourir. Sur ma promotion de vingt-deux médecins, dix-neuf vivent en terre étrangère. Moi, je reste, en dépit des offres qui m’ont été et me sont faites. Dans bien des pays bien plus agréables que celui-ci, dans bien des pays où je serais plus estimé et honoré que je ne le suis en Haïti, il me serait fait un pont d’or, si je consentais à y résider. Je reste néanmoins.
Ce n’est certainement pas par vaine forfanterie que je commence ma lettre ainsi, Monsieur le Président, mais je tiens à savoir si je suis ou non indésirable dans mon pays. Je n’ai jamais, Dieu merci, prêté attention aux petits inconvénients de la vie en Haïti, certaines filatures trop ostensibles, maintes tracasseries, si ce n’est les dérisoires avanies qui sont le fait des nouveaux messieurs de tous les pays sous-développés. Il est néanmoins naturel que je veuille être fixé sur l’essentiel.
Bref, Monsieur le Président, je viens au fait. Le 31 mai, soit avant-hier soir, au vu et au su de tout le monde, je déménageais de mon domicile de la ruelle Rivière, à Bourdon, pour aller m’installer à Pétion Ville. Quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre que le lendemain de mon départ, soit hier soir, mon ex-domicile avait été cerné par des policiers qui me réclamaient, à l’émoi du quartier. Je ne sache pas avoir des démêlés avec votre Police et de toute façon, j’en ai tranquillement attendu les mandataires à mon nouveau domicile. Je les attends encore après avoir d’ailleurs vaqué en ville à mes occupations ordinaires, toute la matinée de ce jourd’hui 2 juin.
Si les faits se révélaient exacts, je suis assez au courant des classiques méthodes policières pour savoir que cela s’appelle une manœuvre d’intimidation. En effet, j’habite à Pétion Ville, à proximité du domicile de Monsieur le Préfet Chauvet. On sait donc vraisemblablement où me trouver, si besoin réel en était. Aussi si cette manœuvre d’intimidation, j’ai coutume d’appeler un chat un chat, n’était que le fait de la Police subalterne, il n’est pas inutile que vous soyez informé de certains de ces procédés. Il est enseigné à l’Université Svorolovak dans les cours de technique anti-policière, que quand les Polices des pays bourgeois sont surchargées ou inquiètes, elles frappent au hasard, alors qu’en période ordinaire, elles choisissent les objectifs de leurs coups. Peut-être dans cette affaire ce principe classique s’applique-t-il, mais Police inquiète ou non, débordée ou non, je dois chercher à comprendre l’objectif réel de cette manœuvre d’intimidation.
Je me suis d’abord demandé si l’on ne visait pas à me faire quitter le pays en créant autour de moi une atmosphère d’insécurité. Je ne me suis pas arrêté à cette interprétation, car peut-être sait-on que je ne suis pas jusqu’ici accessible à ce sentiment qui s’appelle la peur, ayant sans sourciller plusieurs fois regardé la mort en face. Je n’ai pas non plus retenu l’hypothèse que le mobile de la manœuvre policière en question est de me porter à me mettre à couvert. J’ai en effet également appris dans quelles conditions prendre le maquis est une entreprise rentable pour celui qui le décide ou pour ceux qui le portent à le faire. Il ne restait plus à retenir comme explication que l’intimidation projetée visait à m’amener moi-même à restreindre ma liberté de mouvement. Dans ce cas encore, ce serait mal me connaître.
Tout le monde sait que pour qu’une plante produise à son plein rendement, il lui faut les sèves de son terroir natif. Un romancier qui respecte son art ne peut être un homme de nulle part, une véritable création ne peut non plus se concevoir en cabinet, mais en plongeant dans les tréfonds de la vie de son peuple. L’écrivain authentique ne peut se passer du contact journalier des gens aux mains dures — les seuls qui valent d’ailleurs la peine qu’on se donne — c’est de cet univers que procède le grand œuvre, univers sordide peut-être mais tant lumineux et tellement humain que lui seul permet de transcender les humanités ordinaires. Cette connaissance intime des pulsations de la vie quotidienne de notre peuple ne peut s’acquérir sans la plongée directe dans les couches profondes des masses. C’est là la leçon première de la vie et de l’œuvre de Frédéric Marcelin, de Hibbert, de Lhérisson ou de Roumain. Chez eux, les gens simples avaient accès à toute heure comme des amis, de même que ces vrais mainteneurs de l’haïtianité étaient chez eux dans les moindres locatifs des quartiers de la plèbe. Mes nombreux amis de par le vaste monde ont beau s’inquiéter des conditions de travail qui me sont faites en Haïti, je ne peux renoncer à ce terroir.
Également, en tant que médecin de la douleur, je ne peux pas renoncer à la clientèle populaire, celle des faubourgs et des campagnes, la seule payante au fait, dans ce pays qu’abandonnent presque tous nos bons spécialistes. Enfin, en tant qu’homme et en tant que citoyen, il m’est indispensable de sentir la marche inexorable de la terrible maladie, cette mort lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. Je connais mon devoir envers la jeunesse de mon pays et envers notre peuple travailleur. Là non plus, je n’abdiquerai pas. Goering disait une fois quand on cite devant lui le mot culture, il tire son revolver; nous savons où cela a conduit l’Allemagne et l’exode mémorable de la masse des hommes de culture du pays des Niebelungen. Mais nous sommes dans la deuxième moitié du XXème siècle qui sera quoiqu’on fasse le siècle du peuple roi. Je ne peux m’empêcher de rappeler cette parole fameuse du grand patriote qui s’appelle le Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef, parole qui illumine les combats libérateurs de ce siècle des nationalités malheureuses. «Nous sommes les enfants de l’avenir!» disait-il de retour de son exil en relevant son pitoyable ennemi, le Pacha de Marrakech effondré à ses pieds. Je crois avoir prouvé que je suis un enfant de l’avenir.
La limitation de mes mouvements, de mes travaux, de mes occupations, de mes démarches ou de mes relations en ville ou à la campagne n’est pas pour moi une perspective acceptable. Je tenais à le dire. C’est ce qui vaut encore cette lettre. J’en ai pris mon parti, car la Police, si elle veut, peut bien se rendre compte que la politique des candidats ne m’intéresse pas. La désolante et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût, ainsi que je l’écrivais, il y a déjà près de trois ans.
D’aventure, si comme en décembre dernier la douane refuse de me livrer un colis — un appareil de projection d’art que m’envoyait l’Union des Écrivains Chinois et qu’un des nouveaux messieurs a probablement accaparé pour son usage personnel – j’en sourirai. Si je remarque le visage trop reconnaissable d’un ange gardien veillant à ma porte, j’en sourirai encore. Si un de ces nouveaux messieurs heurte ma voiture et que je doive l’en remercier, j’en sourirai derechef. Toutefois, Monsieur le Président, je tiens à savoir si oui ou non on me refuse le droit de vivre dans mon pays, comme je l’entends. Je suis sûr qu’après cette lettre, j’aurai le moyen de m’en faire une idée. Dans ce cas, je prendrai beaucoup mieux les décisions qui s’imposent à moi à la fois en tant que créateur que médecin, qu’homme et que citoyen.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations patriotiques et de mes sentiments distingués.
Jacques Stéphen Alexis
Pétion Ville, le 2 juin 1960
À son Excellence
Monsieur le Docteur François Duvalier
Président de la République
Palais national
Monsieur le Président,
Dans quelques pays civilisé qu’il me plairait de vivre, je crois pouvoir dire que je serais accueilli à bras ouverts; ce n’est un secret pour personne. Mais mes morts dorment dans cette terre; ce sol est rouge du sang de générations d’hommes qui portent mon nom; je descends par deux fois, en lignée directe, de l’homme qui fonda cette patrie, aussi j’ai décidé de vivre ici et peut-être d’y mourir. Sur ma promotion de vingt-deux médecins, dix-neuf vivent en terre étrangère. Moi, je reste, en dépit des offres qui m’ont été et me sont faites. Dans bien des pays bien plus agréables que celui-ci, dans bien des pays où je serais plus estimé et honoré que je ne le suis en Haïti, il me serait fait un pont d’or, si je consentais à y résider. Je reste néanmoins.
Ce n’est certainement pas par vaine forfanterie que je commence ma lettre ainsi, Monsieur le Président, mais je tiens à savoir si je suis ou non indésirable dans mon pays. Je n’ai jamais, Dieu merci, prêté attention aux petits inconvénients de la vie en Haïti, certaines filatures trop ostensibles, maintes tracasseries, si ce n’est les dérisoires avanies qui sont le fait des nouveaux messieurs de tous les pays sous-développés. Il est néanmoins naturel que je veuille être fixé sur l’essentiel.
Bref, Monsieur le Président, je viens au fait. Le 31 mai, soit avant-hier soir, au vu et au su de tout le monde, je déménageais de mon domicile de la ruelle Rivière, à Bourdon, pour aller m’installer à Pétion Ville. Quelle ne fut pas ma stupéfaction d’apprendre que le lendemain de mon départ, soit hier soir, mon ex-domicile avait été cerné par des policiers qui me réclamaient, à l’émoi du quartier. Je ne sache pas avoir des démêlés avec votre Police et de toute façon, j’en ai tranquillement attendu les mandataires à mon nouveau domicile. Je les attends encore après avoir d’ailleurs vaqué en ville à mes occupations ordinaires, toute la matinée de ce jourd’hui 2 juin.
Si les faits se révélaient exacts, je suis assez au courant des classiques méthodes policières pour savoir que cela s’appelle une manœuvre d’intimidation. En effet, j’habite à Pétion Ville, à proximité du domicile de Monsieur le Préfet Chauvet. On sait donc vraisemblablement où me trouver, si besoin réel en était. Aussi si cette manœuvre d’intimidation, j’ai coutume d’appeler un chat un chat, n’était que le fait de la Police subalterne, il n’est pas inutile que vous soyez informé de certains de ces procédés. Il est enseigné à l’Université Svorolovak dans les cours de technique anti-policière, que quand les Polices des pays bourgeois sont surchargées ou inquiètes, elles frappent au hasard, alors qu’en période ordinaire, elles choisissent les objectifs de leurs coups. Peut-être dans cette affaire ce principe classique s’applique-t-il, mais Police inquiète ou non, débordée ou non, je dois chercher à comprendre l’objectif réel de cette manœuvre d’intimidation.
Je me suis d’abord demandé si l’on ne visait pas à me faire quitter le pays en créant autour de moi une atmosphère d’insécurité. Je ne me suis pas arrêté à cette interprétation, car peut-être sait-on que je ne suis pas jusqu’ici accessible à ce sentiment qui s’appelle la peur, ayant sans sourciller plusieurs fois regardé la mort en face. Je n’ai pas non plus retenu l’hypothèse que le mobile de la manœuvre policière en question est de me porter à me mettre à couvert. J’ai en effet également appris dans quelles conditions prendre le maquis est une entreprise rentable pour celui qui le décide ou pour ceux qui le portent à le faire. Il ne restait plus à retenir comme explication que l’intimidation projetée visait à m’amener moi-même à restreindre ma liberté de mouvement. Dans ce cas encore, ce serait mal me connaître.
Tout le monde sait que pour qu’une plante produise à son plein rendement, il lui faut les sèves de son terroir natif. Un romancier qui respecte son art ne peut être un homme de nulle part, une véritable création ne peut non plus se concevoir en cabinet, mais en plongeant dans les tréfonds de la vie de son peuple. L’écrivain authentique ne peut se passer du contact journalier des gens aux mains dures — les seuls qui valent d’ailleurs la peine qu’on se donne — c’est de cet univers que procède le grand œuvre, univers sordide peut-être mais tant lumineux et tellement humain que lui seul permet de transcender les humanités ordinaires. Cette connaissance intime des pulsations de la vie quotidienne de notre peuple ne peut s’acquérir sans la plongée directe dans les couches profondes des masses. C’est là la leçon première de la vie et de l’œuvre de Frédéric Marcelin, de Hibbert, de Lhérisson ou de Roumain. Chez eux, les gens simples avaient accès à toute heure comme des amis, de même que ces vrais mainteneurs de l’haïtianité étaient chez eux dans les moindres locatifs des quartiers de la plèbe. Mes nombreux amis de par le vaste monde ont beau s’inquiéter des conditions de travail qui me sont faites en Haïti, je ne peux renoncer à ce terroir.
Également, en tant que médecin de la douleur, je ne peux pas renoncer à la clientèle populaire, celle des faubourgs et des campagnes, la seule payante au fait, dans ce pays qu’abandonnent presque tous nos bons spécialistes. Enfin, en tant qu’homme et en tant que citoyen, il m’est indispensable de sentir la marche inexorable de la terrible maladie, cette mort lente, qui chaque jour conduit notre peuple au cimetière des nations comme les pachydermes blessés à la nécropole des éléphants. Je connais mon devoir envers la jeunesse de mon pays et envers notre peuple travailleur. Là non plus, je n’abdiquerai pas. Goering disait une fois quand on cite devant lui le mot culture, il tire son revolver; nous savons où cela a conduit l’Allemagne et l’exode mémorable de la masse des hommes de culture du pays des Niebelungen. Mais nous sommes dans la deuxième moitié du XXème siècle qui sera quoiqu’on fasse le siècle du peuple roi. Je ne peux m’empêcher de rappeler cette parole fameuse du grand patriote qui s’appelle le Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef, parole qui illumine les combats libérateurs de ce siècle des nationalités malheureuses. «Nous sommes les enfants de l’avenir!» disait-il de retour de son exil en relevant son pitoyable ennemi, le Pacha de Marrakech effondré à ses pieds. Je crois avoir prouvé que je suis un enfant de l’avenir.
La limitation de mes mouvements, de mes travaux, de mes occupations, de mes démarches ou de mes relations en ville ou à la campagne n’est pas pour moi une perspective acceptable. Je tenais à le dire. C’est ce qui vaut encore cette lettre. J’en ai pris mon parti, car la Police, si elle veut, peut bien se rendre compte que la politique des candidats ne m’intéresse pas. La désolante et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût, ainsi que je l’écrivais, il y a déjà près de trois ans.
D’aventure, si comme en décembre dernier la douane refuse de me livrer un colis — un appareil de projection d’art que m’envoyait l’Union des Écrivains Chinois et qu’un des nouveaux messieurs a probablement accaparé pour son usage personnel – j’en sourirai. Si je remarque le visage trop reconnaissable d’un ange gardien veillant à ma porte, j’en sourirai encore. Si un de ces nouveaux messieurs heurte ma voiture et que je doive l’en remercier, j’en sourirai derechef. Toutefois, Monsieur le Président, je tiens à savoir si oui ou non on me refuse le droit de vivre dans mon pays, comme je l’entends. Je suis sûr qu’après cette lettre, j’aurai le moyen de m’en faire une idée. Dans ce cas, je prendrai beaucoup mieux les décisions qui s’imposent à moi à la fois en tant que créateur que médecin, qu’homme et que citoyen.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes salutations patriotiques et de mes sentiments distingués.
Jacques Stéphen Alexis
Pétion Ville, le 2 juin 1960