Le 25 juillet 1914, Jaurès est à Vaise, près de Lyon, pour soutenir Marius Moutet, socialiste bientôt député. Sous la pression des événements, il y parle essentiellement de la menace de guerre et des causes de la guerre. Souvent présenté comme le dernier discours de Jaurès, le « discours de Vaise » est en réalité son avant-dernier discours : le dernier sera prononcé le 29 juillet, à Bruxelles.
Citoyens,
Je veux
vous dire ce soir que jamais, nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans
l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle
où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.
Ah!
citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas
dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une
demie heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une
guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la
guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement
au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix,
contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre
lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de
solidarité suprême qu’ils pourront tenter.
Citoyens,
la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si
l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique
d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie du monde slave et
pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à
craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie
intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux
adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit
à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec
l’Autriche. Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si
la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les
champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité
d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité
secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la
France et la Russie dira à la France : « J’ai contre
moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le
traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. »
A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va
se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les
Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.
Dans
une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les
patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités.
Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous
les avions prévues, que nous les avions annoncées; lorsque nous avons dit que
pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des
ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais
Français et c’est nous qui avions le souci de la France.
Voilà,
hélas! notre part de responsabilités, et elle se précise, si vous voulez bien
songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la
lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche
annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui
opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que
nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les
péchés des autres. Et
alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche: « Nous vous
passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc »
et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation
en nation, et nous disions à l’Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine,
puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi
j’ai volé à l’extrémité. »
Chaque
peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et
maintenant voilà l’incendie. Eh bien! citoyens, nous avons notre part de
responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous
avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la
brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la
diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes
contre l’Autriche et qui vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne
supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. « Oui,
mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur? Quand la Russie est intervenue
dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant
indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche
« Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la
Bosnie-Herzégovine. « L’administration, vous comprenez ce que cela veut
dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre
d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de
l’administrer au mieux de ses intérêts. »
Dans
l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre
des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche: « Je
t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes
d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »
M. d’Ærenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle
a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la
Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à
l’Autriche : « C’est mon tour pour la mer Noire. »
– « Quoi? Qu’est-ce que je vous ai dit? Rien du tout !« ,
et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Iswolsky,
ministre des Affaires étrangères de la Russie, et M. d’Ærenthal, ministre des
Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de
l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et
pour blesser au cœur les Slaves de Serbie. C’est
ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.
Si
depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la
Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas
aujourd’hui de difficultés en Europe; mais la cléricale Autriche tyrannisait la
Bosnie-Herzégovine; elle a voulu la convertir par force au catholicisme; en la
persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement de ces
peuples.
La
politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la
volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible
où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.
Eh
bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude
profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune
parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité
du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements
se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du
cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.
Vous
avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le
champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un
chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de
bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par
le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez
à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les
Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées
de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et
voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je
veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la
tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver
le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant,
s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous
redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts,
nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note
de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est
convoqué.
Quoi
qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il
n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie,
qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est
que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de
frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à
ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs
écarte l’horrible cauchemar.
J’aurais
honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire
que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse
qu’elle puisse être, le drame des événements. Mais j’ai le droit de vous dire
que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule
occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui
représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de
paix ou d’un rétablissement de la paix.
Vaise,
le 25 juillet 1914.
Source
: http://www.jaures.eu/ressources/de_jaures/discours-de-vaise-25-juillet-1914/