Discours du président d’Haïti, François Denys Légitime, au Peuple et à l’Armée à l'occasion du 85ème anniversaire de l’Indépendance nationale
La célébration de l’anniversaire de notre glorieuse
Indépendance ne devrait jamais avoir lieu qu’avec un sentiment général d’enthousiasme
et d’allégresse.
Peut-on se reporter, par la pensée, à ce jour mémorable du
premier Janvier 1804, sans sentir vibrer en soi la fibre puissante de l’amour
du pays et des nobles attaches de la reconnaissance ?
L’Haïtien, quoi qu’on en dise, n’est pas, de nos jours,
devenu si indifférent et si dénaturé, au point de rire et de ne plus tenir
compte du souvenir du fait le plus extraordinaire accompli au seuil du
dix-neuvième siècle, de cet acte sublime et héroïque, affirmant l’ère nouvelle
et véritable de la liberté pour des hommes rendus injustement esclaves, et
imposant le principe généreux de la réhabilitation pour toute une race
calomniée et trop longtemps assujettie aux brutales et cupides passions d’une
portion de l’humanité…
Non, ce sentiment d’un stupide aveuglement et de
dégénérescence anticipée ne peut point trouver de place dans le cœur de l’Haïtien.
L’Haïtien d’aujourd’hui, par suite de la triste influence des
troubles politiques qui ont agité le
pays, entretenu la discorde et semé partout la division et la haine, est devenu
simplement timide, défiant, enclin à l’isolement et à toutes les mauvaises
inspirations de l’égoïsme et du découragement. En ajoutant à tout cela, même en
temps de calme, l’exercice continuel et brutal de l’intervention militaire, au
lieu de l’application rassurante et rationnelle du régime légal de l’autorité
civile, on comprendra facilement que, dans un tel milieu, chacun se croit intéressé
à déguiser ses vrais sentiments, à étouffer les élans généreux de son cœur, à rapetisser
les qualités et les ressources de son esprit, afin de s’épargner le désagrément
d’être mal compris ou de se voir appliquer tous les désastreux effets d’une interprétation intéressée ou outrée de ses
opinions ou de ses convictions personnelles.
Avec l’ère actuelle où un gouvernement loyal et progressiste
s’annonce si heureusement, l’heure a sonné en faveur de tous pour la reprise de
leurs droits et l’exercice obligé de leurs devoirs.
Plus de haines, plus de rancunes ! Immolons sur l’autel
de la Patrie tous nos anciens sujets de division, toutes nos haines issues des
méandres tortueux de la politique !
Écoutons plutôt la voix solennelle, patriotique et vraie du Chef de l’État !
Après avoir félicité le peuple de se réunir, eu ce jour
solennel, pour remercier Dieu de ses faveurs et honorer la mémoire des
illustres Fondateurs de notre nationalité, il nous demande d’avoir, enfin, la
foi de nos Pères, parce que nous croyons tous, qui que nous soyons, au salut du
pays. Plus de prépondérance de classe, ne voyons plus que de la
prépondérance des principes et des vertus, l’exemple de respect et d’obéissance
dus aux lois.
Consolante et noble déclaration qui, définitivement mise en
pratique, rallumera le feu du patriotisme, en faisant revivre, chez nous, l’ardeur,
le zèle et le noble dévouement aux intérêts de la Patrie, comme on les
constatait dans les premiers temps de notre organisation sociale.
Et pour l’armée, nos braves soldats, si peu protégés et
honorés jusqu’ici, le Chef de l’État entend relever le prestige du drapeau,
raviver la vieille gloire de chaque légion, en lui rappelant sans cesse une
date heureuse de victoire, un nom illustre sorti de ses rangs.
Cette proclamation du Chef, comme chacun l’a remarqué, a un
caractère tout nouveau et nous propose d’avoir, pour devise : « Le Progrès
par le travail ».
Que la Providence nous redonne l’Unité nationale, sans nouveaux
sacrifices pénibles, et que la Nation, enfin désabusée, revenue au vrai
sentiment de l’amour patriotique, et s’applaudisse d’avoir des Gouvernants
réellement anxieux de travailler au relèvement de la chose publique.
Publié dans l’hebdomadaire Le Plaidoyer national le samedi 5 janvier 1889