Par Umar Timol | Auteur Mauricien
L’intellectuel colonisé est une créature de l’Empire. Ainsi il a fait de brillantes études dans une de ses grandes universités. Il a été un étudiant modèle et il maîtrise parfaitement les savoirs qu’on lui a inculqués. Sa maîtrise est d’ailleurs telle qu’elle parvient à épater les interlocuteurs de l’Empire. Ils sont surpris par son éloquence et sa faculté à dompter la langue dominante, faculté qui est de loin supérieure à celle des autochtones. Il n’a le plus souvent aucun accent et il sait démêler toutes les nuances de la langue. Il ne le s’avouera jamais mais il éprouve une réelle satisfaction quand ses confrères, les intellectuels de l’Empire, reconnaissent son talent. Et rien n’est plus agréable que d’accéder à la légitimité aux yeux de ceux qui, depuis toujours, le fascinent. Il est ainsi ravi quand on lui dit que ‘vous parlez notre langue merveilleusement bien’ ou encore ‘vous êtes l’un des nôtres’. Il a toujours désiré cette reconnaissance, elle lui démontre, de façon incontestable, qu’il est quelqu’un.
L’intellectuel colonisé méprise les sentiments superficiels. Il est un être de l’esprit et ses motivations sont toujours (du moins c’est ce qu’il veut croire) profondes. Il agit au nom d’un idéal, quel qu’il soit. Son intelligence, si percutante pour ce qui est du décryptage des œuvres de l’esprit, est médiocre, sinon confuse, quand il s’agit d’analyser ses propres desseins. On en connaît d’ailleurs qui prêchent la bonne parole, la tolérance ou le métissage, mais qui sont des potentats en puissance au quotidien. Il est incapable d’avouer que le pouvoir et tous ses manifestes le séduisent au plus haut point.
L’intellectuel colonisé est, par ailleurs, un fin lecteur. Il a lu tous les grands philosophes, écrivains et historiens de l’Empire. Il est capable de vous citer spontanément de larges extraits provenant des ouvrages classiques de l’Empire. La littérature de l’Empire est sa littérature, l’histoire de l’Empire est son histoire, la philosophie de l’Empire sa philosophie. Il n’hésite pas à se réclamer de tel intellectuel (il est un X-ien ou un Y-ien), qui est aux antipodes de sa culture et de ses origines. Il le proclame sur tous les toits. Il en est fier. Cela lui permet, par ailleurs, de se distinguer de la masse confuse des ignorants. Puisqu’il est cultivé il a aussi lu les grands intellectuels de la périphérie mais toujours sur un mode exotisant, leur savoir est toujours un prolongement des savoirs de l’Empire et n’existent que dans un rapport subalterne au savoir dominant.
L’intellectuel colonisé se plaît à paraître cultivé. Il a tout lu, il a tout vu, il sait tout, rien ne lui échappe. Rien n’est plus choquant, à ses yeux, que d’admettre qu’il ignore l’existence, par exemple, d’une œuvre classique de l’Empire. Il en va de son honneur. Il ne veut pas paraître inculte, il veut être à la hauteur. Il en fait d’ailleurs toujours un peu trop. Les noms des grands auteurs qu’il cite à tout bon du champ, ses éloges de la langue dominante ou encore sa façon pompeuse d’écrire. On l’entend ainsi dire lors d’une soirée avec les intellectuels de l’Empire, que sa langue maternelle, qui est si belle, si savoureuse, si croustillante ne dispose malheureusement pas des outils adéquats pour exprimer la complexité du réel. Elle est ainsi une langue du vécu, du ressenti, pas de la rationalité. Ou quand il se rend à une conférence il porte en toutes circonstances les vêtements convenus qui signifient son sérieux et son intelligence mais choisit des vêtements traditionnels lors du dîner de clôture afin d’affirmer son identité, identité subjuguée il est vrai.
L’intellectuel colonisé aimerait être reconnu par les siens mais ils ne comprennent rien à sa démarche. Il rêve parfois d’un grand destin, d’être le grand intellectuel, celui qui mène ces concitoyens vers la lumière. Mais ces derniers sont trop traditionnels, trop utilitaires, trop concrets et ne respectent en rien les idées et la culture. Personne ou presque ne lit ses livres et on considère d’un œil amusé ses articles de presse. Il ne lui viendrait pas à l’idée de les mépriser, il en est incapable, après tout il est un intellectuel mais au fond il les considère avec un certain dédain. Quand il est au pays, ils ne fréquentent que ceux qui lui ressemblent, des intellectuels qui ont fait leurs études dans les universités de l’Empire. Il considère que la masse est inculte et il le persifle lors d’un dîner entre gens respectables. D’ailleurs il le dit souvent, se rendre dans une des grandes villes de l’Empire est une véritable bouffée d’oxygène. L’intellectuel colonisé est un exilé parmi les siens et un exilé parmi les intellectuels de l’Empire qui ne lui accordent la légitimité que dans la mesure où il demeure soumis.
L’intellectuel colonisé a parfaitement assimilé le discours des intellectuels de l’Empire. On pourrait le comparer à un perroquet qui ressasse le discours dominant. Quand il écrit, par exemple, un livre sur un des pays de la périphérie, il l’écrit comme l’aurait écrit un intellectuel de l’Empire, il ancre sa lecture d’un pays dans les stéréotypes et les préjugés classiques sur l’Autre. Il voit, il entend et il interprète l’Autre dans le cadre des structures de la pensée dominante. L’intellectuel colonisé a surtout pour fonction de légitimer la domination de l’Empire car il vient de là-bas, il nous ressemble et il nous dit tout ce qu’on veut entendre. C’est un exemple de monologue interactif, je vous parle mais je ne fais que confirmer vous à priori. On le voit ainsi justifier les guerres coloniales de l’Empire au nom des valeurs de l’Empire car elles sont universelles. Ou encore critiquer l’éveil du sentiment religieux dans les pays de la périphérie, qui est pour lui un bel exemple d’un retour à la barbarie, aux temps d’avant les lumières. Il sait, par ailleurs, que cette posture lui profite, il lui permet de progresser dans sa carrière, d’accéder à des postes lucratifs et prestigieux. Il est d’ailleurs omniprésent dans les medias dominants, comme un représentant sage et éclairé des peuples, ignorants et sauvages, de la périphérie. Il est parvenu, lui, à se libérer du poids de l’histoire et des traditions.
Il me faut ici nuancer mon propos. J’ai surtout parlé de l’intellectuel colonisé de droite. Il se trouve qu’il y a des intellectuels colonisés de gauche. La situation de ce dernier est ambigüe. Il est lucide quant aux tenants et aux aboutissants de l’Empire. Il est très critique à l’égard des mécanismes de la domination. D’ailleurs il s’inspire des écrits et travaux des intellectuels subversifs de l’Empire pour fonder sa pensée. Il adopte les concepts inventés par ces derniers, les revendiquent on sinon inventent ses propres concepts. Mais il ne peut jamais tout à fait s’extraire du schéma dominant car d’une part sa pensée est avant tout réactive, sa pensée est et restera tributaire d’un modèle dominant, il critique mais avec les outils que l’Empire lui fournit et d’autre part dans l’exercice de sa critique, il doit demeurer dans certaines limites car il ne veut surtout pas que les intellectuels de l’Empire le relèguent aux confins. On pourrait ainsi le taxer d’être un extrémiste ou un fondamentaliste ce qui délégitimerait sa critique et ferait de lui un paria intellectuel. L’intellectuel colonisé à ainsi recours à des stratégies, conscientes ou pas, pour rester dans le cadre des possibles de la pensée dominante, il sait qu’il est des causes qui sont populaires et faciles tandis que d’autres suscitent l’ire de l’Empire. Ainsi quand survient une catastrophe naturelle dans un pays de la périphérie il est le premier à dénoncer l’indifférence des pays de l’Empire, il critique le rapport colonial à l’autre mais quand un des satellites de l’Empire ( satellite qui dispose de puissants soutiens ) se livre à des exactions sur un peuple opprimé il parle, s’il est de mauvaise foi, de la nécessité d’instaurer la paix alors que les enjeux de domination et de terreur sont plus qu’évidents ou s’il est de bonne foi, il critique tout en évitant les mots qui font mal et qui risquent de l’exclure du champ intellectuel.
L’intellectuel colonisé est un prisonnier. Il tire sa substance de l’esprit mais cet esprit n’est pas son œuvre car il est l’œuvre de l’Empire. Ainsi il ne peut être que dans un rapport, de soumission ou de révolte, à l’Empire. Empire qui, même s’il s’en défend, rend possible son existence.
Tout homme adopte une posture face à la mort. Il est des aveuglements qui sont nécessaires car ils rendent la vie possible. Celui de l’intellectuel colonisé a un caractère profondément ironique car celui qui se réclame de l’intelligence, de la rationalité est parfois le moins lucide sur les prérogatives et les logiques de la domination. Il est celui qui croit tout savoir, qui croit être le plus cultivé, le plus apte à penser le devenir des autres mais il ignore paradoxalement l’essentiel. Et s’il est lucide il se doit de toujours subsister dans une demeure fondée par ses maîtres.
L’intellectuel colonisé est, comme je l’ai expliqué plus bas, la créature de l’Empire sauf qu’il a oublié ou qu’il veut oublier qui l’a crée.
Source : Mondes francophones