Par Jean Casimir.[1]
Dans "Peau noire, masques blancs", Frantz Fanon affirme que parler une langue, c'est s'approprier un monde, une culture (1952 : 50). Bien qu'il y ait des Haïtiens qui parlent français, ils ne sont pas nombreux. Le peuple haïtien n'a jamais habité cette langue.
Le créole et le français haïtiens apportent avec eux deux expériences contrastées. La première se nourrit des intentions d'un empire qui, lorsqu'il s'est retiré de sa colonie, a laissé une oligarchie en charge du projet social qu'il n'a pas pu mener à bien. La seconde, en revanche, articule les institutions nécessaires à la survie de l'ensemble national.
Pour peupler la colonie et reproduire sa population, la France lui fournit des "nouveaux noirs". La "perle des Antilles" abritait des personnes marquées comme du bétail, traitées plus durement que des animaux de ferme. Ses oligarchies se targuent de diriger la plus grande, la plus peuplée et la plus pacifique des sociétés de plantation (Dubois et Garrigus, 2006).
Privilèges assumés
Le pouvoir métropolitain était exercé dans une langue ignorée par la population. Les classes intermédiaires, celles que l'on appelle les "petits blancs" et les affranchis[2], prétendent parler couramment le français, alors qu'en métropole, seule une infime minorité le parle. Ces fonctionnaires ont appliqué les directives de l'administration publique, sans altérer la culture responsable de leur vie privée. Les "Jacobins noirs" sont issus de ces classes. Les colonies dans lesquelles ils prédominent servent l'hégémonie française, et l'ambiguïté de leurs efforts pour détruire l'esclavage leur vaut le mépris de la résistance africaine[3].
La vie privée dans les zones urbaines, comme ailleurs, adhérait à l'approche africaine[4] (Madiou, V : 107), mais la vie publique était largement contestée par la population rurale et montagnarde. Parmi les combattants des guerres d'indépendance, il n'y avait que "...quelques hommes de cœur choisi et d'une certaine éducation qui avaient grandi dans les villes" (Madiou, VI : 455). Ainsi, à l'arrivée de l'armée expéditionnaire, Toussaint ordonne l'incendie de ces centres, et Dessalines écrit dans la Constitution la nécessité d'anéantir les villes à la première alerte.
Cette tradition sous-tendait la vie quotidienne et s'épanouissait dans les ateliers et les dokos[5] chez les "nouveaux noirs" et les habitants de l'intérieur du pays. Cependant, l'opposition apparente entre secteurs ruraux et urbains ou entre bossales et criollos[6] est superflue. La contradiction naît des comportements dans la sphère publique parrainés par l'empire, qui sont remis en cause par les comportements régissant la vie privée. Dans le premier espace, la métropole sème les privilèges dérivés de son droit de conquête, tandis que dans le second, les relations communautaires de réciprocité, de solidarité, d'affection et de partage égalitaire évoluent. Lorsque l'empire se retire visiblement, les oligarchies camouflent les innovations locales aux racines africaines, tandis que les opprimés ne se préoccupent pas trop des choix des classes que la métropole considère comme dominantes.
Deux mémoires, deux langues et un seul État
La langue impériale circonscrit un monde qui n'englobe pas la vie quotidienne de la population. Elle anime la bureaucratie gouvernementale et les relations commerciales et politiques avec le monde extérieur. Sa connaissance n'était pas souhaitée, mais il fallait se protéger de ses instructions coloniales (De Vastey, 1814).
A partir de 1789, la conversion des captifs en esclaves submerge les forces françaises. Les victimes ont géré leur intraculturation dans le sens inverse. La violence métropolitaine correspond à l'extension de son pouvoir, à l'efficacité de sa manipulation des instructions coloniales et à l'annulation des sanctions prévues. La violence irrationnelle est combattue avec succès, les armées rebelles contrôlent des zones d'influence de plus en plus larges et la population est convaincue de la faisabilité de la liberté sans frontières.
Deux mémoires distinctes se développent : celle des mandats coloniaux repris par le gouvernement, les affranchis et les " jacobins noirs ", et celle de leur dépassement par les communautés opprimées. L'articulation de ces souvenirs forme l'état d'Haïti lui-même.
La langue créole
Les pratiques de protestation ont été institutionnalisées en créole. La société civile l'utilise comme un bouclier contre les intimidations des autorités. Sa vision décoloniale, structurée au cœur de la modernité, annihile le concept d'esclave compris comme une marchandise humaine, et le remplace par celui de personne ou d'être humain[7] . L'individu ainsi créé s'établit comme un habitant et s'isole des affranchis, catégorie sociale colonisée.
De l'émancipation générale à la déclaration d'indépendance, la résurgence de la guerre et la fin de l'agriculture d'exportation ont facilité le développement de nouvelles pratiques sociales (Debien, 1949), une connaissance mutuelle des captifs ainsi que l'expérience des limites du système colonial. L'économie domestique, les relations familiales et les relations avec la nature ont été structurées. La traite des esclaves, le commerce international, l'utilité de la famille mononucléaire et le travail aliéné sont mis à l'épreuve. Le créole, la langue dans laquelle le peuple pense (Geertz 1973 : 44), commence à être standardisé, servant de soupape d'échappement à la colonialité.
La portée de
la nation
La coexistence des deux cultures expose l'incapacité de chacune à maîtriser sa réalité contradictoire. Ils soulignent le caractère inachevé de la colonisation et de la résistance. La vie publique et privée s'écoule dans une négociation sans fin entre les solutions locales et les exigences impériales. Le colon prend d'assaut une souveraineté qui le renie, malgré les coûts de son impossible destruction. La distance entre les langues se superpose à celle qui sépare la colonisation de l'indépendance. C'est aux attaqués de codifier le processus par lequel ils construisent leur pouvoir et d'en prendre conscience.
La recherche de la ré-existence définit les Haïtiens comme des acteurs décoloniaux. Leur culture sape les cadres de pensée proposés par les oppresseurs. Mais le conflit insoluble avec la langue française retarde le développement d'un État indépendant. La gestion inadéquate par les créolophones de la relation entre leurs deux langues et leurs cultures respectives les empêche d'avancer sur la voie qu'ils ont choisie, qu'il s'agisse de l'indépendance ou du colonialisme.
C'est en créole que se décantent les modèles de comportement les plus appropriés pour éviter les pièges du colonialisme. Ce langage promeut la cohésion et la solidarité, un système social innovant entouré par la communauté internationale, qui insiste pour faire revivre la validité de manières monstrueuses de voir et de gérer la réalité, réduisant ainsi à néant nos avancées sur la colonialité.
Le créole émerge des interrelations entre les couches sociales les plus exploitées du bassin de l'océan Atlantique. Ces personnes marginalisées ont été les premiers socialisateurs des captifs de Saint-Domingue. L'arrivée de ces derniers en nombre croissant les a amenés à monopoliser la lutte anticoloniale et son langage. Le croisement des privilèges supposés distribués par l'empire et la fragilité initiale des comportements décoloniaux alimente les hésitations des colonisés, jusqu'à la dernière décennie du siècle où la France se révèle impuissante face à l'armée indigène[8]. Les tentatives de cette armée d'utiliser la langue locale dans ses proclamations témoignent des liens entre les couches urbaines, la main-d'œuvre captive, les sociétés insurgées et leurs armées.
Le créole haïtien a fleuri au milieu des chaînes de l'esclavage comme l'expression d'une liberté sans frontières. Nous y trouvons les moyens par lesquels la nation naissante a cherché à transcender la propriété privée et son axe dans la famille nucléaire. Dans le même mouvement, le droit de conquête et la racialisation des rapports humains sont annihilés en étant vidés de leur sens.
Bien avant l'indépendance, la langue créole est devenue une marque d'identité. En 1809, Descourtilz nous rappelle que : "[Dessalines] réprimanda très sévèrement le fils d'un propriétaire des Gonaïves, un créole de Saint-Domingue, qui croyait lui parler un bon français : "Tiens-toi à ta langue, lui dit-il, et regarde-le avec dédain, quel besoin as-tu d'en employer une autre ? "[9] Dans cette réponse spontanée, Dessalines définit la nation naissante. Le langage révèle la puissance d'agir et la volonté des opprimés de revenir à l'existence, sans autres limites que celles qu'ils se sont fixées.
Jean Casimir
Traduction Julie Jaroszewski
Publiée en espagnol dans la revue 553-Août 2021 « Haiti mas alla de los mitos » Editions ALAI
[1] Version abrégée d'une présentation faite lors de la Journée internationale de la langue créole, le 28 octobre 2016, au Centre d'études latino-américaines et caribéennes du Centre John Hope Franklin de l'Université Duke, en Caroline du Nord.
[2] N de T : En français, dans l'original, blancs manants et affranchis, catégories ethno-classistes de l'époque coloniale. La première correspond aux Blancs "pauvres" nés à Saint-Domingue ou dans d'autres territoires coloniaux français, qui ne possédaient ni plantations ni esclaves au-delà du service domestique. Le second était utilisé pour désigner péjorativement les mulâtres, mais pouvait également inclure les Noirs affranchis : il s'agissait de classes moyennes qui en sont venues à détenir une richesse et un pouvoir politique considérables.
[3] Debien (1949:364) cite, par exemple, les projets formulés par Biassou, Jean-François, les deux Guiambois, Careau, Despinville, Jean-Pineau et Jacinthe.
[4] N.T. : Guinéen, dans l'original.
[5] Un doko est l'équivalent de ce que l'on appelle dans d'autres pays des manieles, des quilombos, des palenques, des sociétés libres de village ou de brousse.
[6]N. de T : A Saint-Domingue, le terme "bossal" désigne les esclaves "nouveaux", récemment emmenés d'Afrique, tandis que le terme "créoles" désigne ceux nés dans la colonie même.
[7] Moun dans le créole d'origine, dérivé de muntu qui signifie personne dans la langue bantoue.
[8] N.T. : "Armée indigène" est le nom donné par les révolutionnaires à la force militaire qui a entamé le processus d'indépendance. Son nom provient du processus d'identification des masses asservies avec les peuples indigènes Taino et Arawak, pratiquement exterminés à leur arrivée dans la colonie française de Saint-Domingue.
[9] M. E. Descourtilz, Voyages d'un naturaliste et ses observations, Tome troisième, Paris, Dufart, père, Librai-réd., 1809, p. 281.
Bibliographie
De Lacroix, Pamphile, Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, Pamphile de Lacroix, avec une carte nouvelle de l’île et un plan topographique de la Crête-à-Pierrot, Paris, Chez Pillet aîné, Imprimeur-Libraire, Tome I, 1819.
De Lattre, Ph. Albert, Campagnes des Français à Saint-Domingue et Réfutation des reproches faits au Capitaine Général Rochambeau, Paris, Locard, Libraire, Arthus-Bertrand, Amand Koenig, 1805.
De Vastey, Pompée V., Baron, Le système colonial dévoilé, Port-au-Prince, Société Haïtienne d’Histoire, de Géographie et de Géologie, 2013 [édition originale : Au Cap Henry, Chez Roux, 1814].
Debien, Gabriel, « Aux origines de l’abolition de l’esclavage », in Revue d’histoire des colonies, tome 36, nos 127-128, troisième et quatrième trimestres 1949, pp. 348-423.
Debien, Gabriel. Des esclaves aux Antilles françaises, Basse-Terre et Fort-de-France, Société d’Histoire de la Guadeloupe et Société d’Histoire de la Martinique, 1974.
Dubois, Laurent et Garrigus, John D., Slave Revolution in the Caribbean, 1789-1804, A Brief History with
Documents, Boston, New York, Bedford/St. Martins, 2006.
Fanon, Frantz, Peau noire, masques blancs, Paris, Editions du Seuil, 1952.
Geertz, Clifford, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, Inc. Publishers, 1973.
King, Stewart R., Blue Coat or
Powdered Wig, Free People of Color in Pre-Revolutionary Saint-Domingue, Athens
and London, the University of Georgia Press, 2001.
Madiou fils, Thomas, Histoire d’Haïti, Tome II, Au Port-au-Prince, Imprimerie de Jh Courtois, 1848. Prudent, Lambert-Félix, Des baragouins à la langue antillaise, Analyse historique et sociolinguistique du discours sur le créole, Paris, Éditions Caraïbéennes, 1980.
Raymond, Julien, colon de Saint-Domingue, Réflexions sur les véritables causes des troubles et des désastres de nos colonies, notamment sur ceux de Saint-Domingue ; Avec les moyens à employer pour préserver cette colonie de la ruine totale, Adressées à la Convention Nationale, Paris, Imprimerie des Patriotes, 1793.