Jean-Jacques Dessalines salue l'héroïsme de Delgrès en Guadeloupe et demande aux Martiniquais de résister contre l'asservissement

 

Liberté,            ou la Mort.

J.-J. Dessalines, gouverneur général,
Aux habitans d’Haïti.


Des forfaits, jusqu’alors inouïs, faisaient frémir la nature, la mesure était à son comble…… Enfin, l’heure de la vengeance a sonné, et les implacables ennemis des droits de l’homme ont subi le châtiment dû à leurs crimes.

J’ai levé mon bras, trop longtemps retenu sur leurs têtes coupables. À ce signal, qu’un Dieu juste a provoqué, vos mains, saintement armées, ont porté la hache sur l’arbre antique de l’esclavage et des préjugés. En vain le temps, et surtout la politique infernale des Européens, l’avaient environné d’un triple airain ; vous avez dépouillé son armure, vous l’avez placée sur votre cœur, pour devenir, comme vos ennemis naturels, cruels, impitoyables. Tel qu’un torrent débordé qui gronde, arrache, entraîne, votre fougue vengeresse a tout emporté dans son cours impétueux. Ainsi périsse tout tyran de l’innocence, tout oppresseur du genre humain !

Quoi donc ! courbés depuis des siècles sous un joug de fer, jouets des passions des hommes, de leur injustice et des caprices du sort ; victimes mutilées de la cupidité des blancs français, après avoir engraissé de nos sueurs ces sangsues insatiables, avec une patience, une résignation sans exemple, nous aurions encore vu cette horde sacrilège attenter à notre destruction, sans distinction de sexe ni d’âge ; et nous, hommes sans énergie, sans vertu, sans délicatesse, nous n’aurions pas plongé dans leur sein nos bras désespérés ! Quel est ce vil Haïtien, si peu digne de sa régénération, qui ne croit point avoir accompli les décrets éternels en exterminant ces tigres altérés de sang ? S’il en est un, qu’il s’éloigne, la nature indignée le repousse de notre sein ; qu’il aille cacher sa honte loin de ces lieux : l’air qu’on y respire n’est point fait pour ses organes grossiers ; c’est l’air pur de la liberté, auguste et triomphante.

Oui, nous avons rendu à ces vrais cannibales guerre pour guerre, crimes pour crimes, outrages pour outrages. Oui, j’ai sauvé mon pays, j’ai vengé l’Amérique. Mon orgueil et ma gloire sont dans l’aveu que j’en fais à la face des mortels et des dieux. Qu’importe le jugement que prononceront sur moi les races contemporaines et futures ? J’ai fait mon devoir, ma propre estime me reste, il me suffit. Mais, que dis-je ? La conservation de mes malheureux frères, le témoignage de ma conscience, ne sont pas ma seule récompense ; j’ai vu deux classes d’hommes nés pour s’aimer, s’entr’aider, se secourir, mêlées enfin et confondues ensemble, courir à la vengeance, se disputer les premiers coups.

Noirs et jaunes, que la duplicité raffinée des Européens a cherché si longtemps à diviser ; vous qui ne faites aujourd’hui qu’un même tout, qu’une seule famille, n’en doutez pas, votre parfaite réconciliation avait besoin d’être scellée du sang de vos bourreaux. Mêmes calamités ont pesé sur vos têtes proscrites, même ardeur à frapper vos ennemis vous a signalés, même sort vous est réservé, mêmes intérêts doivent donc vous rendre à jamais unis, indivisibles, inséparables. Maintenez cette précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous ; c’est le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès ; c’est le secret d’être invincibles.

Faut-il, pour resserrer ces nœuds, vous retracer le cours des atrocités commises contre notre espèce ; le massacre de la population entière de cette île, médité dans le silence et le sangfroid du cabinet ; l’exécution de ce projet, à moi proposée sans pudeur, et déjà entamée par les Français avec ce front calme et serein accoutumé à de pareils forfaits ; la Guadeloupe saccagée et détruite ; ses ruines encore fumantes du sang des enfans, des femmes et des vieillards passés au fil de l’épée ; Pelage lui-même, victime de leur astuce, après avoir lâchement trahi son pays et ses frères ; le brave et immortel Delgresse, emporté dans les airs avec les débris de son fort plutôt que d’accepter des fers ? Guerrier magnanime ! ton noble trépas, loin d’étonner notre courage, ne fait qu’irriter en nous la soif de te venger ou de te suivre. Rappellerai-je encore à votre souvenir les trames tout récemment ourdies à Jérémie ; l’explosion terrible qui devait en résulter, malgré le pardon généreux accordé à ces êtres incorrigibles, à l’expulsion de l’armée française ; leurs émissaires leur ont répondu à propos dans toutes les villes pour susciter une nouvelle guerre intestine ; le sort déplorable de nos frères déportés en Europe ; enfin, le despotisme effroyable, précurseur de la mort, exercé à la Martinique ? Infortunés Martiniquais ! que ne puis-je voler à votre, secours et briser vos fers ! Hélas ! un obstacle invincible nous sépare…… Mais peut-être une étincelle du feu qui nous embrase jaillira dans votre âme ; peut-être, au bruit de cette commotion, réveillés en sursaut de votre léthargie, revendiquerez-vous, les armes à la main, vos droits, sacrés et imprescriptibles.

Après l’exemple terrible que je viens de donner, que tôt ou tard la justice divine déchaîne sur la terre de ces âmes fortes, au-dessus des faiblesses du vulgaire, pour la perte et l’effroi des méchans, tremblez, tyrans, usurpateurs, fléaux du Nouveau-Monde ; nos poignards sont aiguisés, vos supplices sont prêts ! Soixante mille hommes, équipés, aguerris, dociles à mes ordres, brûlent d’offrir un nouvel holocauste aux mânes de leurs frères égorgés. Qu’elle vienne, cette puissance assez folle pour oser m’attaquer ! Déjà, à son approche, le génie irrité d’Haïti, sorti du sein des mers, apparaît ; son front menaçant soulève les flots, excite les tempêtes ; sa main puissante brise ou disperse les vaisseaux ; à sa voix redoutable, les lois de la nature obéissent ; les maladies, la peste, la faim dévorante, l’incendie, le poison, volent à sa suite… Mais pourquoi compter sur le secours du climat et des élémens ? Ai-je donc oublié que je commande à des âmes peu communes, nourries dans l’adversité, dont l’audace s’irrite des obstacles, s’accroît par les dangers ? Qu’elles viennent donc, ces cohortes homicides ; je les attends de pied ferme, d’un œil fixe. Je leur abandonne s’ans peine le rivage et la place où les villes ont existé ; mais malheur à celui qui s’approchera trop près des montagnes ! Il vaudrait mieux pour lui que la mer l’eût englouti dans ses profonds abîmes, que d’être dévoré par la colère des enfans d’Haïti.

Guerre à mort aux tyrans ! voilà ma devise ; liberté, indépendance ! voilà notre cri de ralliement.

Généraux, officiers, soldats ; peu semblable à celui qui m’a précédé, à l’ex-général Toussaint Louverture, j’ai été fidèle à la promesse que je vous ai faite en prenant les armes contre la tyrannie ; et tant qu’un reste de souffle m’animera, je le tiendrai, ce serment : Jamais aucun colon ni Européen ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire. Cette résolution sera désormais la base fondamentale de notre constitution.

Que d’autres chefs, après moi, creusent leur tombeau et celui de leurs semblables, en tenant une conduite diamétralement opposée à la mienne ; vous n’en accuserez que la loi inévitable du destin qui m’aura enlevé au bonheur et au salut de mes concitoyens. Mais, puissent mes successeurs suivre la marche que je leur aurai tracée ! C’est le système le plus propre à consolider leur puissance : c’est le plus digne hommage qu’ils pourront rendre à ma mémoire.

Comme il répugne à mon caractère et à ma dignité de punir quelques innocens des fautes de leurs semblables, une poignée de blancs, recommandables par la religion qu’ils ont toujours professée, qui, d’ailleurs, ont prêté serment de vivre avec nous dans les bois, a éprouvé ma clémence. J’ordonne que le glaive les respecte, et qu’on ne porte aucune atteinte à leurs travaux ni à leur conservation.

Je recommande de nouveau, et j’ordonne à tous les généraux de départemens, commandans d’arrondissemens et de places, d’accorder secours, encouragement et protection aux nations neutres et amies qui voudront établir avec cette île des relations commerciales.

Fait au quartier-général du Cap, le 28 avril 1804, an 1er de l’indépendance.

                    Signé : Dessalines.

Pour copie conforme : le Secrétaire général,

        Signé : Juste Chanlatte

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