Depuis le début de la guerre en Ukraine, une autre guerre fait rage entre la Fédération de Russie et l’Occident, emmené par les États-Unis, une guerre économique et financière par le biais des sanctions unilatérales. En réalité, cette guerre commençait bien avant l’invasion de la République d'Ukraine par les Forces armées de la Fédération de Russie. Et surtout, ce conflit n’est pas qu’économique et financière comme il semble l’être aux premiers abords. C’est une confrontation civilisationnelle qui fera, à coup sûr, basculer le monde dans une autre configuration géopolitique.Les pays occidentaux, depuis au moins la « découverte » du Nouveau-Monde, dominent nettement le monde. Ils ont prospéré grâce notamment à la colonisation de l’Amérique, de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie et la pratique de l’esclavage qui leur a procuré une main-d’œuvre et des matières premières gratuites durant au moins trois siècles. L’Espagne, la France, le Portugal, les Pays-Bas, l’Angleterre, l’Allemagne et les États-Unis ont bénéficié de ce système pour devenir ce qu’ils sont aujourd’hui. Les États-Unis, grand vainqueur avec l’Union soviétique, de la deuxième guerre mondiale, ont une domination totale sur le monde après les évènements du début des années 90 qui ont vu l’immense URSS chuter comme un château de carte. Cependant, depuis vingt ans, on voit l’apparition d’une contestation de cette hégémonie étatsunienne sur le monde. Des pays qui représentent une part importante de notre humanité ne veut plus un monde unipolaire où les États-Unis et leurs alliés – que certains appellent des vassaux ou des satellites – dirigent d’une main de fer le monde, agissant comme le gendarme du monde. C’est ce que dénonçait un leader du Sud comme Hugo Chavez pendant tout son règne présidentiel à Caracas, en parlant de la direction étatsunienne du monde comme étant une « dictature impériale » ou comme d’une « tyrannie », faisant notamment référence aux agissements néfastes de Washington en Amérique latine et dans les Caraïbes – Cuba, Haïti, Grenade, Chili, Nicaragua, El Salvador, etc. – mais aussi au Proche et au Moyen-Orient avec les guerres d’agression en Libye, en Irak ou en Afghanistan. Le Venezuela, Cuba, l’Iran ou la Corée du Nord n'ayant pas un poids suffisamment important, on pouvait considérer alors de telles contestations comme folkloriques, la tergiversation de dictatures et que sais-je encore, mais lorsque des États comme la Russie ou la Chine, des poids lourds, se mettent à critiquer le système actuel, la situation n’est plus la même. Les États-Unis le comprennent d’ailleurs.
Cette guerre se déroulant à l’Est de l’Europe, sur le territoire ukrainien, est pour moi la prolongation de cette contestation du pouvoir impérial américain par des moyens militaires. Avant, il y avait des mots, il y avait également la formation d’un bloc politique et économique comme les BRICS – rassemblant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud. Il y avait la création de l’initiative de la route de la Soie par la Chine. Il y avait l’implantation voire l’enracinement économique de la Chine en Afrique et en Asie du Sud et du Sud-est. Il y avait le retour de Moscou en Afrique notamment par le biais de coopérations militaires avec le Mali ou la Centrafrique. On pourrait citer d’autres initiatives visant à s’émanciper de l’Occident ou à contester son impérium sur la planète. Néanmoins, ce conflit entre Moscou et Kiev nous plonge dans une autre étape de la confrontation Est-Ouest que l’on croyait terminer à la fin de la guerre froide. Les Ukrainiens sont victimes d’un conflit qui les dépasse et qui déterminera inéluctablement la marche de notre antre, la Terre. Quelle que soit l’issue de ce conflit, le monde ne sera plus le même, certains diront à raison qu’il ne l’est plus depuis le 24 février 2022.
Le Kremlin à Moscou Les sanctions appliquées à la Russie par les pays occidentaux produiront certes des effets négatifs pour la population russe mais elles peuvent comme en 2014, renforcer l’économie et la puissance russes. On l’a vu, la Russie est beaucoup plus forte en 2022 qu’en 2014. Ces sanctions vont produire le renforcement de l’axe Pékin-Moscou qui malgré des divergences sur certains sujets sont totalement convergents sur la condamnation de la mainmise occidentale sur notre monde. Ce qui est une erreur fatale de l’Occident. La Russie était plutôt demandeuse de bonnes relations avec Washington et avec les capitales européennes au début des années 2000. Le rêve d’un Occident politique s’étendant d’Anchorage en Alaska, passant par Reykjavik, Londres, Rome, Paris, Bruxelles, Vienne, Berlin, Oslo, Moscou, Belgorod, à Vladivostok en Russie orientale était un projet réaliste jusqu’à peut-être 2008, l’année de la guerre éclair entre la Géorgie et la Fédération de Russie. On pouvait même dépasser le rêve gaullien d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural. Cependant, l’hubris des pays vainqueurs de la guerre froide, les États-Unis en tête, fait qu’ils sont restés dans une logique de confrontation avec le pays des Tsars, avec des actions erratiques comme l’élargissement de l’OTAN à l’Est, aux frontières de la Russie. La conséquence aujourd’hui est que la Russie redécouvre qu’elle était un grand Empire, un pays qui comptait dans l’histoire du monde et, par conséquent, veut se faire respecter comme tout Empire qui se respecte.
Cette guerre à laquelle on assiste en Ukraine, qui n’est que la face visible de l’iceberg, qu’elle se termine par une victoire ou une défaite militaire de Moscou, reconfigurera le monde. L’Occident est de moins en moins fiable aux yeux des peuples du monde non-occidental. Les votes sur la condamnation de l’intervention russe en Ukraine en sont le révélateur. Si une majorité de pays condamnent cette action militaire – dont certains sous pression des capitales occidentales – un certain nombre de nations qui comptent sur la scène internationale ne condamnent pas ou s’abstiennent. C’est le cas de la Chine, de l’Inde, du Pakistan, du Brésil, des principaux pays arabes et un nombre important de pays africains qui, comme on le sait, se comportaient carrément comme des colonies américaines, françaises ou britanniques tant ils étaient soumis aux diktats de ces États. La confiscation des actifs en euros et en dollars de la banque centrale de Russie à l’étranger n’arrange en rien la défiance vis-à-vis de l’Occident. Maintenant, tous les États du monde savent que s’ils déplaisent à Bruxelles et/ou à Washington, leurs actifs sont susceptibles d’être confisqués illégalement et arbitrairement, du jour au lendemain, dans les pays du bloc atlantique comme c’est le cas actuellement de la Russie, de l’Afghanistan, du Venezuela ou de l’Iran. Ce qui fera réfléchir mille fois les dirigeants des États non-occidentaux avant de placer des actifs en Europe et aux États-Unis ou d’y déposer leurs réserves. C’est également moins de confiance en l’euro et le dollar américain. Ce qui favorisera d’autres monnaies comme le yuan chinois, le rand sud-africain, le rouble russe ou la roupie indienne qui deviendront peut-être des monnaies de réserve au détriment du dollar et de l’euro. La guerre est, en réalité, très loin de se terminer.
Joseph Desrivières François