Discours prononcé par le président indonésien Ahmed Soekarno le 18 avril 1955 à la conférence de Bandung

Ahmed Soekarno, ex-président d'Indonésie

S'est tenue en 1855 la conférence de Bandung, sous l'égide du président indonésien Ahmed Soekarno qui prononça le discours d'ouverture ci-dessous. 29 pays d'Afrique et d'Asie ont participé à la susdite conférence qui convient les participant à lutter contre le colonialisme. Cette conférence marqua un pas important vers la décolonisation de des continents africain et asiatique.

Vos Excellences,

Mesdames et Messieurs, Chers Frères et Sœurs,

C’est pour moi un grand honneur et un privilège en ce jour historique de vous souhaiter la bienvenue en

Indonésie. Au nom du peuple et du gouvernement indonésien – vos hôtes –, je demande votre compréhension et votre indulgence si certaines conditions dans notre pays ne répondent pas à vos attentes. Nous avons – je peux vous l’assurer – fait de notre mieux pour rendre votre séjour parmi nous mémorable à la fois pour nos invités et pour nos hôtes. Nous espérons que notre accueil chaleureux palliera aux insuffisances d’ordre matériel, quelles qu’elles soient.

Alors que je contemple cette salle et les invités de marque qui s’y trouvent rassemblés, mon cœur se remplit d’émotion. Il s’agit de la première conférence intercontinentale réunissant des peuples de couleur dans l’histoire de l’humanité! Je suis fier que mon pays soit votre hôte. Je suis heureux que vous ayez pu accepter les invitations adressées par les cinq pays organisateurs. Mais, en même temps, je ne peux réfréner un sentiment de tristesse à la mémoire des tourments que bon nombre de nos peuples ont endurés dernièrement, tourments qui ont eu des effets dévastateurs sur leur vie, leurs biens matériels et leurs valeurs spirituelles.

Armoiries de l'Indonésie

Je reconnais que nous sommes rassemblés ici aujourd’hui, suite à des sacrifices. Sacrifices que nos aïeux ont faits, mais aussi les gens de notre propre génération et les jeunes générations. À mes yeux, cette salle n’est pas seulement remplie de dirigeants des nations d’Asie et d’Afrique; elle abrite également sous son toit l’esprit éternel, indomptable et invincible de ceux qui nous ont précédés. Leurs luttes et leurs sacrifices ont ouvert la voie à cette réunion des plus hauts représentants des nations indépendantes et souveraines de deux des plus grands continents de la planète.

C’est un nouveau départ dans l’histoire du monde que les dirigeants des peuples d’Asie et d’Afrique puissent se réunir dans leurs propres pays pour discuter et débattre de questions d’intérêt commun. Quelques décennies auparavant encore, il était souvent nécessaire de se déplacer dans d’autres pays voire d’autres continents avant que les porte-parole de nos peuples ne puissent dialoguer.

J’aimerais rappeler à cet égard le congrès organisé par la «Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale» qui s’est tenu à Bruxelles il y a presque trente ans. À cette conférence, bon nombre d’honorables délégués ici présents s’étaient réunis et avaient trouvé une nouvelle force dans leur lutte pour l’indépendance.

Mais cette réunion a pris place à des milliers de kilomètres, parmi des peuples étrangers, dans un pays étranger, sur un continent étranger. Les participants ne se sont pas rassemblés là-bas par choix, mais par nécessité.

Aujourd’hui, le contraste est frappant. Nos nations et nos pays ne sont plus des colonies. Nous sommes désormais libres, souverains et indépendants. Nous sommes redevenus maîtres dans nos propres murs. Nous n’avons plus à nous rendre sur d’autres continents pour conférer.

Des réunions importantes entre des États asiatiques ont déjà eu lieu en Asie même.

Si nous cherchons quelle conférence est à l’origine de notre grand rassemblement d’aujourd’hui, nous devons nous tourner vers Colombo, la capitale du Sri Lanka indépendant, et vers la conférence des cinq Premier ministres qui s’est tenue là-bas en 1954. Puis la conférence de Bogor en décembre 1954 a montré que la voie vers la solidarité afro-asiatique était libre; enfin, la conférence à laquelle j’ai l’honneur de vous accueillir aujourd’hui est la concrétisation de cette solidarité.

En effet, je suis fier que mon pays soit votre hôte. Mais mes pensées sont en partie préoccupées par autre chose que par l’honneur qui fait celui de l’Indonésie aujourd’hui. Oui. Une partie de mon esprit est assombrie par d’autres considérations.

Vous ne vous êtes pas rassemblés dans un monde de paix, d’unité et de coopération. Des gouffres béants séparent les nations et groupes de nations. Notre monde malheureux est déchiré et torturé, et les peuples de tous les pays avancent dans la crainte de voir de nouveau les fureurs de la guerre se déchaîner, indépendamment de leur volonté.

Et si, malgré tout ceci, les peuples avaient le droit d’agir, cela devrait se produire. Que se passera-t-il alors?

Qu’adviendra-t-il alors de notre indépendance recouvrée tout récemment? Que deviendront nos enfants et nos parents?

Le fardeau que portent les délégués à cette conférence est lourd, car je sais que ces questions – qui sont des questions de vie ou de mort de l’humanité – doivent être présentes à votre esprit, comme elles le sont au mien.

Et les nations d’Asie et d’Afrique ne peuvent pas, même si elles le souhaitent, se soustraire au rôle qu’elles doivent jouer dans la recherche de solutions à ces problèmes. Car cela fait partie des devoirs de l’indépendance en soi. Cela fait partie du prix que nous payons avec joie pour notre indépendance. Pour de nombreuses générations, nos peuples ont été ceux qui ont été privés de voix dans le monde. Nous avons été délaissés, nous étions les peuples pour lesquels les décisions étaient prises par d’autres dont les intérêts étaient capitaux, nous étions les peuples qui vivaient dans la pauvreté et l’humiliation. C’est alors que nos nations ont demandé –que dis-je? –, se sont battues pour l’indépendance, et ont obtenu l’indépendance, et l’indépendance va de pair avec la responsabilité. Nous avons de lourdes responsabilités envers nous-mêmes, vis-à-vis du monde, ainsi qu’envers les générations à venir. Mais nous ne les regrettons pas.

En 1945, la première année de notre révolution nationale, nous, peuple d’Indonésie, étions confrontés à la question de savoir ce que nous allions faire de notre indépendance lorsqu’elle fut finalement obtenue et garantie – nous ne nous étions jamais interrogés sur le fait qu’on l’obtienne un jour et qu’elle soit garantie.

Nous savions comment faire opposition et détruire. Puis nous avons été soudainement confrontés à la nécessité de donner un contenu et un sens à notre indépendance. Non seulement un contenu et un sens matériel, mais aussi un contenu éthique et moral, car l’indépendance sans éthique et sans moralité serait en effet une pâle imitation de ce que nous cherchions. Les responsabilités et les charges, les droits et les devoirs ainsi que les privilèges de l’indépendance doivent être considérés comme faisant partie du contenu éthique et moral de l’indépendance.

En effet, nous accueillons favorablement le changement qui nous amène à de nouvelles charges, et nous sommes tous résolus à mobiliser toutes nos forces et notre courage pour faire face à ces charges.

Chers frères et sœurs, comme notre époque est incroyablement dynamique! Je me rappelle avoir eu l’occasion il y a quelques années de brosser une analyse en public du colonialisme, au cours de laquelle j’avais attiré l’attention sur ce que j’appelais le «le cordon de vie de l’impérialisme». Ce cordon part du détroit de Gibraltar et traverse la Méditerranée, le canal de Suez, la mer Rouge, l’océan indien, la mer de Chine méridionale et la mer du Japon. La majeure partie des territoires qui couvraient cette énorme distance de part et d’autre de ce cordon de vie étaient des colonies, les peuples n’étaient pas libres, leur avenir était hypothéqué sur un système étranger. Le nerf du colonialisme reposait sur ce cordon, tout le long de cette artère principale de l’impérialisme.

Et aujourd’hui, dans cette salle se trouvent réunis les dirigeants de ces mêmes peuples. Ils ne sont plus les victimes du colonialisme. Ils ne sont plus les instruments des autres et les jouets de forces qu’ils ne peuvent pas influencer. Aujourd’hui, vous êtes les représentants de peuples libres, de peuples qui présentent une stature et un rang différents dans le monde.

Oui, il y a eu effectivement un Sturm über Asien et sur l’Afrique également. D’énormes changements ont vu le jour ces dernières années. Les nations, les États sont sortis d’un sommeil séculaire. Il n’y a plus de peuples passifs, la tranquillité extérieure a laissé place à la lutte et à l’activité. Des forces irrésistibles ont balayé les deux continents. Le visage mental, spirituel et politique du monde entier s’est transformé et ce processus n’est pas encore achevé. De nouvelles conditions, de nouveaux concepts, de nouveaux problèmes, de nouveaux idéaux apparaissent partout dans le monde. Des poussées de prise de conscience ou de réveil national ont surgi sur tous les territoires, les faisant trembler, évoluer, changer pour le mieux.

Ce vingtième siècle est une période marquée par un dynamisme extraordinaire. Les cinquante dernières années ont peut-être connu de plus grands développements et un progrès matériel plus conséquent que les cinq cents dernières années. L’homme a appris à maîtriser bon nombre des fléaux qui le menaçaient jadis. Il a appris à parcourir de longues distances. Il a appris à projeter sa voix et son image au-delà des océans et des continents.

Il a pénétré les secrets de la nature et a appris à faire fleurir le désert et à stimuler la générosité des plantes de la terre. Il a appris à libérer les immenses forces emprisonnées dans les plus petites particules de matière.

Mais l’habileté politique de l’homme a-t-elle marché main dans la main avec ses aptitudes techniques et scientifiques? L’homme peut diriger le tonnerre à sa guise, mais peut-il contrôler la société dans laquelle il vit?

La réponse est «Non»! L’adresse politique de l’homme a été largement dépassée par ses capacités techniques, et il ne peut être certain de contrôler ce qu’il a fait.

La crainte en est le résultat. Et l’homme aspire à la sécurité et à la moralité.

Peut-être maintenant plus que jamais dans l’histoire du monde, la société, le gouvernement et l’art de gouverner ont-il besoin de s’appuyer sur un code de moralité et d’éthique des plus stricts! Et en termes politiques, quel est le code de moralité le plus strict? C’est la subordination de n’importe quelle chose au bien-

être de l’humanité. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à une situation où le bien-être de l’humanité n’arrive pas toujours en tête des préoccupations. Nombreux sont ceux, parmi les hauts dirigeants, qui pensent plutôt à contrôler le monde.

Oui, nous vivons dans un monde de crainte. La peur ronge aujourd’hui la vie de l’homme et la rend plus âpre.

La peur de l’avenir, la peur de la bombe à hydrogène, la peur des idéologies. Peut-être que cette peur constitue-t-elle un plus grand danger que le danger lui-même, parce que c’est la peur qui pousse les hommes à agir sottement, à agir à la légère, à agir dangereusement.

Chers frères et sœurs, lors de vos délibérations, je vous demande de ne pas vous laisser guider par ces peurs, parce que la peur est un acide qui transfigure bizarrement les actions de l’homme. Que l’espoir et la détermination soient votre guide, de même que les idéaux et vos rêves – oui, vos rêves!

Nous venons de nombreuses nations différentes, nous venons de milieux sociaux et d’horizons culturels très divers. Nos modes de vie sont différents. Nos caractéristiques nationales, couleurs ou motifs – appelez - les comme vous voulez! – sont différents. Nous sommes de souches différentes et même notre couleur de peau est différente. Mais en quoi cela importe-t-il? L’humanité est unie ou divisée par des considérations d’un autre ordre. Les conflits ne naissent pas à cause de couleurs de peau différentes ou de religions différentes, mais bien en raison de désirs différents.


Nous sommes tous, j’en suis certain, unis par des choses plus importantes que celles qui nous divisent superficiellement. Nous sommes unis, par exemple, par une haine commune du colonialisme, sous quelque forme qu’il apparaisse. Nous sommes unis par une haine commune du racisme. Et nous sommes unis par une détermination commune à préserver la paix et à la stabiliser dans le monde. Ces objectifs ne sont-ils pas mentionnés dans la lettre d’invitation à laquelle vous avez répondu?

Je l’avoue franchement, je ne suis pas indifférent à ces objectifs ni poussé par des motifs purement impersonnels.

Comment est-il possible d’être indifférent au colonialisme? Pour nous, le colonialisme n’est pas quelque chose de lointain. Nous l’avons connu dans toute sa cruauté. Nous avons vu l’immense sacrifice humain qu’il a engendré, la pauvreté qu’il a occasionnée, ainsi que l’héritage qu’il a laissé derrière lui lorsqu’il a fini, non

sans réticences, par être éconduit par la marche inéluctable de l’histoire. Mon peuple et les peuples de nombreuses nations d’Asie et d’Afrique savent pertinemment tout ceci pour en avoir fait l’expérience.

En effet, nous ne pouvons cependant pas affirmer que toutes les parties de nos pays sont déjà libres. Certaines parties besognent encore à coups de fouet. Et d’autres parties d’Asie et d’Afrique non représentées ici souffrent encore de cette même condition.

Oui, certaines parties de nos nations ne sont pas encore libres. C’est la raison pour laquelle certains d’entre nous ne peuvent pas encore percevoir la fin de ce périple. Aucun peuple ne peut se sentir libre tant qu’une partie de sa patrie n’a pas été libérée. Comme la paix, la liberté est indivisible. Il est impossible d’être à moitié libre, de même qu’il est impossible d’être à moitié vivant.

On nous dit souvent «Le colonialisme est mort». Ne nous laissons pas duper ou même apaiser par ces propos.

Je vous l’affirme, le colonialisme n’est pas encore mort. Comment pouvons-nous dire qu’il est mort tant que de vastes régions d’Asie et d’Afrique ne sont pas libres?

Qui plus est, je vous prie de ne pas voir le colonialisme uniquement sous la forme classique que nous, peuple d’Indonésie et nos frères, avons connue dans différentes parties d’Asie et d’Afrique. Le colonialisme est également revêtu de modernes atours, sous forme de contrôle économique, intellectuel, physique par une petite communauté étrangère au sein d’une nation. Il s’agit d’un ennemi habile et déterminé, qui apparaît sous de nombreux visages. Il ne renonce pas facilement à son butin. Partout où il apparaît, quel qu’en soit le moment ou la forme, le colonialisme est une mauvaise chose et doit être éradiqué de la terre.

La bataille livrée contre le colonialisme a été longue, et savez-vous qu’aujourd’hui est un jour anniversaire célèbre dans cette bataille? Le dix-huit avril mille sept cent soixante-quinze, il y a précisément cent quatre-vingts ans de cela, Paul Revere chevaucha à minuit la campagne de la Nouvelle-Angleterre, prévenant de l’approche des troupes britanniques et du coup d’envoi de la guerre d’indépendance américaine, la première guerre anticoloniale réussie de l’histoire. Le poète Longfellow écrivit ceci sur cette chevauchée nocturne:

Un cri de défi et non de crainte, une voix dans l’obscurité, un coup à la porte,

Et un mot qui résonnera pour toujours.

Oui, il résonnera pour toujours, tout comme les autres mots anticoloniaux qui nous ont apporté aide et réconfort au cours des moments les plus sombres de notre combat. Cependant, rappelez-vous que cette bataille qui a démarré il y a 180 ans n’est toujours pas complètement gagnée, et elle ne sera complètement gagnée qu’à partir du moment où nous pourrons contempler notre propre monde et affirmer que le colonialisme est mort.

Ainsi, je ne suis pas indifférent lorsque j’évoque le combat contre le colonialisme.

Je ne le suis pas davantage quand je parle de la bataille pour la paix. Comment l’un ou l’autre d’entre nous pourrait être indifférent à la paix?

Il n’y a pas si longtemps, nous défendions l’idée que la paix était nécessaire pour nous parce que l’émergence de nouveaux combats dans notre partie du monde mettrait en péril notre précieuse indépendance, gagnée depuis peu à un si lourd tribut.

Aujourd’hui, la situation est plus nuancée. La guerre ne signifierait pas seulement une menace pour notre indépendance, mais marquerait la fin de la civilisation, voire de la vie humaine. Il existe une force libérée dans le monde dont nul ne connaît exactement la potentialité pour le mal. En cas de nouvelles guerres, les effets pourraient bien prendre une dimension d’horreur suprême.

Il n’y a pas si longtemps, on pouvait se consoler un peu à l’idée que le conflit, si jamais il survenait, pourrait peut-être se régler par ce que l’on appelait les «armes conventionnelles» – bombes, chars, canons et hommes.

Aujourd’hui, ce maigre réconfort nous est refusé car il ressort clairement que les armes d’horreur absolue seront certainement utilisées et que la planification militaire des nations repose sur cette base. Ce qui était non conventionnel est devenu conventionnel, et qui sait quels autres exemples d’habileté scientifique malavisée et diabolique ont été découverts comme étant une plaie sur l’humanité.

Et ne pensez pas que les océans et les mers vous protégeront. La nourriture que nous mangeons, l’eau que nous buvons, oui, même l’air que nous respirons peuvent être contaminés par des poisons venant de milliers de kilomètres. Et même si nous nous en tirons à bon compte, il se pourrait bien que les générations suivant celle de nos enfants portent sur leurs corps déformés les marques de notre échec à contrôler les forces qui auraient été libérées sur le monde.

Rien n’est plus urgent que de devoir préserver la paix. Sans paix, notre indépendance signifie bien peu. La réhabilitation et la reconstruction de nos pays auront peu d’importance. Nos révolutions ne pourront pas suivre leur cours.

Que pouvons-nous faire? Les peuples d’Asie et d’Afrique n’exercent qu’un pouvoir physique infime. Même leur force économique est dispersée et ne pèse pas lourd. Nous ne pouvons pas faire de politique de pouvoir.

La diplomatie pour nous ne repose pas sur un bâton que l’on peut brandir. Nos chefs d’État ne sont pas soutenus, en général, par des rangs serrés de bombardiers.

Que pouvons-nous faire? Beaucoup de choses! Nous pouvons faire entendre la voix de la raison dans les affaires mondiales. Nous pouvons mobiliser toutes les forces spirituelles, morales et politiques de l’Asie et de l’Afrique en faveur de la paix. Oui, nous le pouvons! Nous, peuples d’Asie et d’Afrique, forts de 1,4 milliard d’hommes, soit bien plus de la moitié de la population mondiale, pouvons mobiliser ce que j’ai appelé la violence morale des nations en faveur de la paix. Nous pouvons montrer à la minorité du monde qui vit sur les autres continents que nous, la majorité, sommes pour la paix et non pour la guerre, et que quelle que soit notre force, nous la dirigerons toujours du côté de la paix.

Dans cette lutte, nous avons déjà quelques réussites à notre actif. Je pense qu’il est généralement reconnu que les Premiers ministres des pays organisateurs qui vous ont invités ici ont joué un rôle non négligeable dans la fin des combats en Indochine.

Regardez, les peuples d’Asie ont élevé leurs voix et le monde les a écoutés. Ce ne fut pas une modeste victoire et ce fut un précédent non négligeable! Les cinq Premiers ministres n’ont pas fait de menaces. Ils n’ont pas lancé d’ultimatums, ils n’ont pas mobilisé de troupes. Au lieu de cela, ils se sont consultés, ont débattu des différentes questions, ont mis en commun leurs idées, chacun apportant son savoir-faire politique propre, puis ont fait des suggestions judicieuses et réfléchies qui ont constitué la base du règlement de ce long conflit qui déchirait l’Indochine.

Je me suis dès lors souvent demandé pourquoi ces Cinq ont réussi tandis que d’autres, détenant des records interminables de négociations diplomatiques, ont échoué, laissant en fait une situation déjà mauvaise s’empirer au risque d’étendre le conflit. Est-ce parce qu’il s’agissait d’Asiatiques? C’est peut-être là une partie de la réponse, car la conflagration était à leur porte, et toute extension du conflit aurait constitué une menace immédiate pour leurs propres foyers. Mais je pense que la réponse réside réellement dans le fait que ces cinq

Premiers ministres ont apporté une approche nouvelle pour résoudre le problème. Ils ne cherchaient pas à retirer des avantages pour leurs propres pays. Ils n’avaient aucun intérêt de politique de pouvoir à servir. Ils n’avaient qu’un seul intérêt, à savoir mettre fin au conflit de manière à augmenter les chances de maintien de la paix et de la stabilité.

Chers frères et sœurs, ceci constitua une occasion historique. Certains pays de l’Asie libre ont fait entendre leur voix, et le monde les a écoutés. Ils ont parlé d’un sujet de préoccupation première en Asie et ont, de la sorte, affirmé clairement que les affaires de l’Asie concernent les peuples asiatiques en personne. Les temps où l’avenir de l’Asie pouvait être décidé par d’autres peuples éloignés sont bel et bien révolus.

Cependant, nous ne pouvons pas, nous n’osons pas confiner nos intérêts aux affaires de nos propres continents.


Les États, partout dans le monde, dépendent aujourd’hui les uns des autres, et aucune nation ne peut constituer une île en soi. Le superbe isolement pouvait se pratiquer jadis; ce n’est plus possible désormais. Les affaires du monde entier sont nos affaires, et notre avenir dépend des solutions trouvées à tous les problèmes internationaux, si éloignés puissent-ils paraître.

En observant cette salle, je repense à une autre conférence à laquelle ont participé les peuples d’Asie. Au début de 1949 – j’en parlais d’un point de vue historique il y a un court instant – mon pays était engagé pour la deuxième fois depuis notre proclamation de l’indépendance dans un combat de vie ou de mort. Notre nation était assaillie et assiégée, la majeure partie de notre territoire occupée, une grande partie de nos dirigeants emprisonnés ou exilés, notre existence en tant qu’État menacée.

Les questions étaient tranchées non pas en salle de conférence mais sur le champ de bataille. Nos émissaires étaient alors des carabines, des canons, des bombes, des grenades et des lances en bambou. Nous étions bloqués, physiquement et intellectuellement.

C’est à ce moment à la fois triste et glorieux de notre histoire nationale que notre bon voisin l’Inde a organisé une conférence des nations asiatiques et africaines à New Delhi pour protester contre l’injustice commise envers l’Indonésie et soutenir notre combat. Le blocus intellectuel a été levé! Nos délégués se sont rendus à New Delhi et ont pu constater de visu le soutien massif apporté à notre lutte pour une existence nationale.

Jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité les peuples d’Asie et d’Afrique n’ont-ils témoigné une telle solidarité face au sauvetage d’un pays frère asiatique en danger. Diplomates et chefs d’État, journalistes et hommes ordinaires parmi nos voisins asiatiques et africains, tous nous soutenaient. Ils nous ont insufflé du courage pour que nous puissions faire évoluer notre combat vers un dénouement heureux. Nous avons de nouveau pris conscience pleinement de la véracité des propos de Desmoulin: «Ne doutez pas de la toute-puissance d’un peuple libre».

Peut-être même que, d’une certaine façon, la conférence qui nous réunit ici aujourd’hui a puisé quelques-unes de ses sources dans cet élan de solidarité qui a porté les peuples afro-asiatiques il y a six ans.

Quoi qu’il en soit, il n’en reste pas moins que chacun d’entre vous porte une lourde responsabilité, et je prie Dieu que cette responsabilité soit assumée avec courage et sagesse. Je prie Dieu que cette conférence afro-asiatique remplisse sa mission avec succès.

Ah, mes chers frères et sœurs, faites en sorte que cette conférence remporte un grand succès! Malgré la diversité existant parmi ses participants, faites en sorte qu’elle remporte un grand succès!

Oui, il y a de la diversité parmi nous. Qui le nie? De petites et de grandes nations sont représentées ici, dont la population professe l’une ou l’autre des multiples religions existant sur la planète - bouddhisme, islam, christianisme, confucianisme, hindouisme, jaïnisme, sikhisme, zoroastrisme, shintoïsme et autres. Presque toutes les croyances politiques sont représentées ici – démocratie, monarchisme, théocratie et leurs innombrables variantes. Et pratiquement chaque doctrine économique a son représentant dans cette salle – marhaenisme, socialisme, capitalisme, communisme, dans leurs variations et combinaisons infinies.

Mais quel mal y aurait-il à la diversité, à partir du moment où il y a une unité dans le désir? Cette conférence n’a pas pour but de mettre en opposition les uns et les autres, il s’agit d’une conférence de fraternité. Ce n’est pas une conférence islamique, chrétienne ou bouddhiste. Ce n’est pas une réunion de peuples d’origine malaise, arabe ou indo-aryenne. Il ne s’agit pas davantage d’un club exclusif, ni d’un bloc qui cherche à s’opposer à tout autre bloc. Il s’agit plutôt d’un groupe d’opinion éclairée, tolérante qui cherche à faire comprendre au monde que tous les hommes et tous les pays ont leur place sur cette planète – qui cherche à faire comprendre au monde qu’il est possible de vivre ensemble, de se rencontrer, de se parler sans perdre son identité propre; et pourtant de contribuer à la compréhension générale des questions d’intérêt commun, et de développer une véritable conscience de l’interdépendance des hommes et des nations pour leur bien-être et leur survie sur terre.

Je sais qu’en Asie et en Afrique il y a diversité de religions, de croyances et de confessions supérieure à tous les autres continents de la planète. Mais c’est bien naturel! L’Asie et l’Afrique sont les berceaux traditionnels des croyances et des idées qui se sont répandues dans le monde entier. Par conséquent, il nous appartient de veiller tout d’abord à l’application la plus complète possible à l’intérieur de nos frontières asiatiques et africaines du principe que l’on appelle habituellement le principe du «Vivre et laisser vivre» - remarquez que je ne dis pas le principe du «Laissez faire, laissez passer» prôné par le libéralisme, qui est dépassé. Seulement alors il pourra s’étendre complètement à nos relations avec les pays avoisinants et d’autres plus éloignés.

La religion est d’une importance capitale, tout particulièrement dans cette partie du monde. On compte peut-être plus de religions ici que dans d’autres régions de la planète. Mais, encore une fois, nos pays ont vu naître les religions. Devons-nous être divisés en raison des multiples formes que prend notre vie religieuse? Il est vrai que chaque religion a sa propre histoire, son individualité propre, sa propre raison d'être, sa fierté spécifique dans ses propres croyances, sa propre mission, ses vérités spécifiques qu’elle souhaite propager. Mais, tant que nous n’aurons pas pris conscience que toutes les grandes religions ne font qu’une dans leur message de tolérance et dans leur insistance sur le respect du principe du «Vivre et laisser vivre», tant que les adeptes de chaque religion ne seront pas préparés pour accorder la même considération aux droits d’autrui partout, tant que chaque État n’accomplira pas son devoir consistant à veiller à ce que les mêmes droits soient octroyés aux adeptes de toutes les confessions, tant que toutes ces choses ne seront pas réalisées, la religion sera profanée et son véritable objectif perverti. Tant que les pays afro-asiatiques n’auront pas pris conscience de leurs responsabilités en cette matière et n’auront pas pris de mesures communes pour s’en acquitter, la force même des croyances religieuses, qui devrait être une source d’unité et un rempart contre toute interférence étrangère, mènera à sa propre rupture, et pourrait aboutir à l’anéantissement de la liberté chèrement acquise par de grandes parties de l’Asie et de l’Afrique grâce à leurs actions communes.

Chers frères et sœurs, l’Indonésie est l’Asie et l’Afrique réunies en miniature. C’est un pays aux multiples religions et croyances. Nous comptons en Indonésie des musulmans, des chrétiens, des bouddhistes adorateurs de Shiva, et des gens d’autres convictions. Qui plus est, nous avons de nombreux groupes ethniques, tels que les Acehnais, les Batak, les Sumatrais centraux, les Sundanais, les Javanais centraux, les Madurais, les Toraja, les Balinais, etc. Mais Dieu merci, nous avons notre volonté d’unité. Nous avons notre Pancha Sila. Nous pratiquons le principe du «Vivre et laisser vivre», nous sommes tolérants les uns envers les autres. Bhinneka

Tunggal Ika - Unité dans la diversité est la devise de l’Indonésie. Nous sommes une nation.

Ainsi, faites en sorte que cette conférence afro-asiatique remporte un grand succès! Faites du principe «Vivre et laisser vivre» et de la devise «L’Unité dans la diversité» la force unificatrice qui nous rassemble tous – cherchez dans les discussions amicales, informelles des moyens par lesquels chacun d’entre nous peut vivre sa propre vie, et laissez les autres vivre leur propre vie, à leur propre manière, en harmonie et en paix.

Si nous y parvenons, les effets que cela produira sur le monde en général en matière de liberté, d’indépendance et de bien-être de l’homme seront considérables. La lumière de la compréhension a de nouveau été allumée, le pilier de la coopération a de nouveau été érigé. La présence de vous tous ici aujourd’hui témoigne à elle seule la grande probabilité de faire de cette conférence une réussite. C’est à nous à lui donner de la force, à lui donner un pouvoir d’inspiration, à diffuser son message partout dans le monde.

Un échec signifierait que la lumière de la compréhension qui semblait jaillir à l’Est –la lumière vers laquelle se tournaient toutes les grandes religions qui ont vu le jour ici par le passé – a de nouveau été assombrie par un nuage funeste avant même que l’homme ne puisse profiter de sa chaleur.

Cependant, soyons remplis d’espoir et de confiance. Nous avons tant de points communs!

Somme toute, tous ceux qui sont rassemblés ici aujourd’hui sont voisins. Nous avons presque tous des liens d’expérience commune qui nous unissent, l’expérience du colonialisme. Bon nombre d’entre nous ont une religion commune. Bon nombre d’entre nous ont des racines culturelles communes. Bon nombre d’entre nous, nations soi-disant «sous-développées», sont confrontés à des problèmes économiques plus ou moins similaires, de sorte que chacun peut profiter de l’expérience et de l’assistance des autres. Et je pense que je peux oser dire que nous vénérons tous les idéaux de l’indépendance nationale et de la liberté. Oui, nous avons tellement de choses en commun. Et pourtant, nous nous connaissons si peu!

Si cette conférence parvient à faire en sorte que les peuples de l’Est, dont les représentants sont réunis ici, se connaissent un peu mieux les uns et les autres, s’apprécient un peu plus, sympathisent un peu plus avec les problèmes des autres – si tout ceci se produit, alors cette conférence aura bien entendu une utilité, indépendamment de ce à quoi d’autre elle pourrait aboutir. Mais j’espère que cette conférence ira bien au-delà de la compréhension et de la bonne volonté; j’espère qu’elle démentira les propos d’un diplomate de l’autre bout de la planète qui affirmait: «Cette conférence afro-asiatique se sera rien de plus qu’une rencontre autour d’une tasse de thé». J’espère qu’elle apportera la preuve que nous, dirigeants asiatiques et africains, comprenons que l’Asie et l’Afrique ne peuvent prospérer que si elles sont unies et que même la sécurité du monde en général ne peut pas être garantie sans une Asie et une Afrique unies. J’espère que cette conférence donnera une orientation à l’humanité, signalera à l’humanité la voie qu’elle doit prendre pour parvenir à la sécurité et à la paix. J’espère qu’elle saura prouver que l’Asie et l’Afrique sont en train de renaître – non, qu’une Nouvelle Asie et qu’une Nouvelle Afrique sont nées!

Notre tâche consiste d’abord à chercher à se comprendre mutuellement, et de cette compréhension naîtra une meilleure appréciation les uns des autres, et cette appréciation mènera à une action collective. Gardez toujours présents à l’esprit les propos de l’une des plus grandes personnalités de l’Asie: «Parler est facile. Agir est difficile. Comprendre est le plus difficile. Une fois que l’on a compris, il est facile d’agir».

J’arrive au terme de mon discours. À la grâce de Dieu, que vos discussions soient fructueuses et que votre sagesse fasse jaillir des durs silex des circonstances actuelles des étincelles de lumière!

Ne soyons pas amers à l’égard du passé, mais tournons nos regards fermement vers l’avenir. Rappelons-nous qu’aucune bénédiction de Dieu n’est aussi douce que la vie et la liberté. Rappelons-nous que la stature de l’humanité tout entière s’en trouve affectée tant que les nations ou une partie des nations ne sont pas libres.

Rappelons-nous que le plus noble objectif de l’homme consiste à se libérer de ses liens de crainte, de
déchéance humaine, de pauvreté, à se libérer de ses liens physiques, spirituels et intellectuels qui ont pendant trop longtemps freiné le développement de la majorité de l’humanité.

Et souvenons-nous, mes chers frères et sœurs, que dans l’intérêt de tout ceci, nous – Asiatiques et Africains – devons nous unir.

En tant que président de la République d’Indonésie, et au nom des quatre-vingts millions d’Indonésiens, je vous souhaite la bienvenue dans ce pays. Je déclare la conférence afro-asiatique ouverte, et je prie pour qu’elle soit bénie par Dieu et pour que les discussions soient bénéfiques aux peuples d’Asie et d’Afrique ainsi qu’aux peuples de toutes les nations!

Bismillah!

Dieu vous garde!

Source : cvce.eu
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