Interpellation du Ministre français des Affaires étrangères, janvier 2003
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Question N° : 9924 - Question publiée au JO le : 06/01/2003 page : 10
Ministère interrogé : affaires étrangères
Ministère attributaire : affaires étrangères
Rubrique : politique extérieure
Tête d'analyse : Haïti Analyse : relations bilatérales
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Mme Christiane Taubira appelle l'attention de M. le ministre des affaires étrangères sur la date du 1er janvier 2004, jour anniversaire de l'indépendance de la République d'Haïti. Elle demande que, par un acte de grandeur la France, en cette occasion solennelle, convienne que ses relations bilatérales avec Haïti, conçues dans l'injustice et l'arbitraire, doivent être rétablies dans l'esprit de vérité et de justice qui a présidé à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité par la loi du 10 mai 2001.
La République d'Haïti est proclamée le 1er janvier 1804 par le général en chef Jean-Jacques Dessalines, au terme de l'insurrection commencée en 1791 sous le commandement de Toussaint Louverture, ayant abouti à la reconnaissance par la France de l'abolition de l'esclavage en 1794. Cette insurrection était celle des hommes libres de la colonie de Saint-Domingue, farouchement opposés au rétablissement de l'esclavage décidé en 1802 par Napoléon Bonaparte. Toussaint Louverture, trahi par le général Leclerc, est déporté au fort de Joux, dans le Jura, en Franche-Comté, où il meurt deux ans plus tard. Ses généraux, Maurepas, Dessalines, Pétion, Christophe... poursuivent la guerre contre le général Leclerc puis contre le général Rochambeau. Victorieux, regroupés sur la moitié ouest de l'île, ils proclament une république dont la Constitution contient des clauses de fraternité et de liberté à l'égard de tous ceux qui choisiraient de résider en Haïti.
En France, la monarchie restaurée promulgue le 17 avril 1825 une ordonnance royale imposant à l'ancienne colonie, sous la menace de la flotte de guerre dépêchée par Charles X et mouillant dans la rade de Port-au-Prince, le règlement d'une dette de réparation décidée unilatéralement par le roi de France. Ce tribut à la liberté et à la dignité conquises de haute lutte par les citoyens haïtiens est officiellement justifié par un prétendu préjudice subi par les colons dépossédés des terres qu'ils s'étaient appropriées et dont les intérêts économiques auraient été sacrifiés par l'indépendance. Selon cet acte unilatéral "les habitants actuels de la partie occidentale de l'île de Saint-Domingue verseront à la Caisse générale de consignation de France, en cinq termes égaux, d'année en année, le premier échéant le 31 décembre 1825, la somme de cent cinquante millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité".
Le montant du tribut est ramené à 90 millions de francs germinal par le gouvernement de Louis-Philippe Ier. Cette somme correspond à six années de recettes budgétaires de l'État haïtien. Doutant probablement elle-même de la validité d'un engagement ainsi contracté, la monarchie française fera consolider cette obligation dans le traité financier du 12 février 1838, qui sera signé en même temps qu'un traité politique où la France reconnaît en la République d'Haïti un État libre, souverain et indépendant. Le traité financier fixera le solde de l'indemnité à 60 millions de francs payables selon un échéancier progressif sur soixante ans.
L'engagement sera totalement honoré par le jeune État haïtien qui, en 1883, versera jusqu'au dernier sou.
Le service de la dette grève prématurément le budget de l'État, qui recourt à de coûteux emprunts auprès de banques françaises et à la levée de lourdes impositions sur la paysannerie haïtienne. Par ailleurs, l'effort national demandé par la France s'exécute sur le plan intérieur par des mesures de police et la répression du vagabondage inscrit dans le code rural du 6 mai 1826 pour contraindre les paysans haïtiens au travail et à l'impôt.
Aujourd'hui, Haïti est l'un des pays les plus pauvres de la planète. L'espérance de vie n'atteint pas quarante-sept ans. La population est aux deux tiers analphabète. On y compte 23 un médecin pour dix mille habitants. Plus d'un million d'Haïtiens ont dû rechercher la survie dans un exil incertain.
La dette de décolonisation payée à la France n'est pas la seule cause des retards économiques et sociaux d'Haïti. Mais il est incontestable qu'elle a constitué une ponction financière considérable, handicapant et limitant durablement l'accumulation de capital et la modernisation de l'appareil productif, tout en contribuant, par ces versements à l'accumulation du capital en Europe que la colonie la plus productive du monde, alors appelée perle des Antilles, avait déjà stimulé dès le XVIIIe siècle.
De l'esclavage, il n'est pas de réparation possible.
Ce crime n'est pas de ceux que l'on évalue.
Mais lorsque, comme dans ce cas, sa récompense a été mesurée, il est juste de restituer l'intolérable indu.
Elle lui demande de faire procéder, au nom du Gouvernement français, à l'abrogation du traité du 18 février 1838 et à la restitution du tribut versé. L'équivalent de six années de recettes budgétaires de l'État haïtien pourrait servir de base d'évaluation. Cet acte de restitution devrait participer d'un nouvel élan dans l'environnement régional et culturel d'Haïti. Les sommes versées pourraient abonder un fonds d'intervention faisant priorité à l'éducation, la santé, le logement. Ce fonds serait confié à des représentants de la société civile haïtienne, d'organisations non gouvernementales déjà implantées en ce pays, de personnalités qualifiées haïtiennes et françaises et de délégués des deux États. Au regard de sa forte contribution au paiement de la dette et de sa place aujourd'hui encore dans la sociologie haïtienne, la paysannerie en serait parmi les principaux bénéficiaires. Les jeunes et leurs besoins en éducation et en formation étant un public prioritaire.
Par ce geste accompli le jour où tous les républicains du monde commémoreront le bicentenaire de la République d'Haïti, première république noire au monde, la République française renouerait avec ses ambitions universelles, porteuses du message de la liberté, de la justice et de la fraternité.