Par Mohamed Lotfi
20 janvier 2017
Je viens de passer une semaine en Haïti. J’en reviens avec beaucoup d’images et une question:
« Pour qui brille, la perle des Antilles ? ».
Il y a 15 ans, j’ai posé la même question à des haïtiens d’Haïti, dans un documentaire radiophonique que j’avais réalisé pour Radio Canada.
Cette fois, je me suis promis de ne pas déroger à mon statut de simple touriste jusqu’au moment où j’entendis le guide affirmer haut et fort « En Haïti, Perle des Antilles, 5% de la population possèdent 95% des richesses du pays ».
La petite balade se transforma, le temps d’une question, à une conférence de presse « Mais pour qui elle brille la Perle ? Pour les 5% qui ont tout ou pour les 95% qui n’ont rien ? ».
Le guide réagit d’abord avec un éclat de rire et quelques mètres plus loin, au milieu des terres verdoyantes de Montrouis, il s’arrêta devant un portail avant de me lancer, le plus sérieusement du monde « Mon cher, poser la question c’est y répondre ». Derrière le portail se cache un petit palais.
Aussitôt, le guide se tourna vers un arbre, reprenant son récit sur les vertus médicinales des plantes haïtiennes.
En longeant le haut mur qui fait figure de frontière entre riches et pauvres, je revins à mon guide pour lui faire observer que le chemin qui mène vers le portail n’a rien de riche « Le propriétaire du domaine empreinte des voies célestes pour entrer chez-lui ? ».
Mon guide éclata de nouveau avant de me servir un long discours que je résume ainsi: Pour beaucoup de riches, ne pas asphalter la route qui mène chez-eux, c’est une façon de dire aux pauvres: Nous sommes peut-être de la même couleur, mais pas de la même race... Parce qu’en Haïti, la race, c’est une question de classe. Peu importe la couleur de leur peau, les maîtres ont été remplacés par d’autres maîtres.
« Ceci dit, mon cher, j’aimerais te présenter une plante que tu ne trouveras nulle part au Canada ».
J’avais beau apprécier les vertus des plantes, la saveur des fruits, la grandeur des arbres, la terre luxuriante et fertile, le temps doux et clément. J’avais beau m’incliner devant ce cocktail de merveilleux qui met en scène les couleurs des montagnes, la splendeur de la mer et suivre des yeux ces nuages qui saluent les vagues avant d’aller arroser les Champs de cressons…
J’avais beau m’émouvoir devant toutes ces merveilles qui font d’Haïti, la Perle des Antilles, je n’arrivais pas à dissimuler mon profond malaise devant ces hauts murs qui excluent 95% des haïtiens de leurs propres richesses.
« Ce n’est pas ce matin qu’on va faire la révolution.. ».
Je sais. Je ne suis que le touriste d’une semaine. Loin de moi l’intention de faire la leçon à un pays qui a fait l’histoire. Je ne veux pas résumer Haïti à un mur. Encore moins à une question. N’empêche que ce mur est là! Plus haut que celui de Berlin, cruel. Faut être aveugle pour ne pas le voir. Le noter, c’est la moindre des choses pour le touriste d’une semaine que je suis. Juste le noter.
« Tu vois la montagne là-bas ? Juste derrière, il y a une autre montagne qui, à son tour, cache d’autres montagnes! C’est ça Haïti ».
Oui, je connais le proverbe. En Haïti, les choses ne sont pas toujours ce qu’elles ont l’air. L’esprit vaudou suggère au réel plusieurs dimensions. Ainsi le pauvre ne serait pas si pauvre et le riche est moins riche qu’il en a l’air. Partout sur la planète et depuis toujours, les pauvres réinventent le réel pour le rendre moins cruel.
N’empêche qu’une semaine après avoir quitté Haïti, ce mur me hante encore.
« N’empêche que c’est le temps d’aller faire une petite pause au bord des Caraïbes ».
J'ai suivi mon guide jusqu’à la plage où accostaient trois voiliers. Après avoir jeté les soldats de Napoléon à la mer, les pêcheurs de Saint Domingue prirent leurs places. Je m’approchai de l’un d’eux. Il m’offrit une mangue avant de me confier qu’avant 1804, qui marque la naissance de la première République noire de l’histoire, les voiliers français transportaient les richesses haïtiennes en France et cela représentait 60% de l’économie française.
Plus tard, le guide du musée de Montrouis prendra la relève du pêcheur pour résumer l’histoire de l’esclavage en Haïti dans un français qui fait honneur à la langue de Molière. Les esclaves de Saint Domingue l’arrachèrent à leurs maîtres pour en faire aussi une langue de combat et de rappel « Jusqu’en 1803, sur 600 bateaux provenant de la France, 363 étaient à destination d’Haïti ».
À partir de 1804, les richesses d’Haïti devaient revenir à tous les haïtiens. Plus de deux siècles plus tard, certains signes indiquent que c’est loin d’être le cas!
« Une autre mangue ? ». J’en pris plusieurs! Je me lavai les mains et la bouche dans l’eau des Caraïbes. Je savourai l’agréable mélange du sucré-salé en regardant ces enfants nus jouer aux pirates. Ils étaient à quelques mètres d’un domaine dont les jardins privés donnaient directement sur la mer. Domaine du petit palais!
En me retournant vers le guide, j’aperçois un autre enfant. Il devrait avoir à peine 4 ans. Il voulait sa part de mangues. Sans demander la permission à personne, il se servit. Plus qu’une fois. Les femmes touristes accoururent. Toutes tombèrent sous son charme.
En quittant la plage, l’enfant se laissa perdre entre elles en prenant la main de l’une avant de passer à l’autre. Et puis, il s’arrêta, un instant, le temps de s’essuyer les mains du jus de la mangue. En levant sa petite camisole blanche pour s’essuyer la bouche, l’enfant dévoila ses bijoux de famille. Alors, une femme touriste s’écria « Ah, un petit garçon ».
En voyant son fils entre les mains de ces femmes touristes, elle cria son nom. Elle sourit de fierté avant de s’inquiéter. Mais où va t-il ? « Damassien, reviens ». Damassien ne voulut pas revenir. Son regard témoignait d’une ferme intention: Suivre ces femmes jusqu’au bout du monde.
Avec ses 22 ans, la mère de Damassien pratique le métier de casseur de pierres. Elle passe la journée assise sur un tas de roches. Avec son gros marteau, elle en fait un gravier qui finira dans le jardin du domaine qui se trouve juste derrière le haut mur qui se dresse devant elle. De l’autre côté, on lui jettera des miettes pour nourrir son fils.
« Damassien, viens manger ». Elle se leva pour l’attraper. Damassien ne voulut rien entendre. Occupé par d’autres projets, il se mit à courir de toutes ses forces.
Je regardai Damassien courir dans les champs, loin de sa mère, loin des femmes touristes et loin du mur.
À travers les bananiers, cet enfant faisait briller toutes les Perles.
—————
Sur le chemin du retour à l’aéroport de Port-au-Prince, après 7 journées passées à Montrouis, la très gentille et charmante hôtesse du Royal Decameron, conclut son dernier mot aux visiteurs de son pays: « Soyez les meilleurs ambassadeurs de notre destination ».
C’était mon deuxième voyage en Haïti, ce n’est pas le dernier.
Nota : L'article a été publié initialement sur le site Voir.ca