Tony Bloncourt |
Par Jackson JEAN*
Tony Bloncourt, jeune résistant communiste né en Haïti en 1921, est l’une des figures marquantes, bien que méconnue, de la lutte contre l’occupation nazie en France. Issu d’une famille militante, il symbolise la lutte contre l’oppression, l’injustice sociale et le fascisme. Après avoir rejoint la résistance en France, il participe à des actions contre les forces allemandes avant d’être arrêté par la Gestapo en 1942. Jugé et condamné à mort, Bloncourt est fusillé à l'âge de 21 ans, le 9 mars 1942.
Lors de son procès, Bloncourt, malgré la gravité de sa situation, fait preuve d’une sagesse touchante. Il prononce ces mots : « Je ne sais pas ce que j’ai eu. À cette minute, à ce moment précis, je n’ai pas vu un officier allemand, je n’ai vu qu’un homme. » Cette déclaration, faite au moment où il affrontait la mort, montre sa capacité à reconnaître l’humanité même chez son ennemi. Ce moment poignant soulève une question universelle : comment concilier la lutte pour la justice avec la préservation de notre humanité commune ?
Le 25 décembre 1943, Maurice Schumann lit à la BBC la dernière
lettre de Bloncourt : « J’ai la certitude que le monde de demain
sera meilleur et plus juste, que les humbles et les petits auront le droit de
vivre plus dignement, plus humainement… »
Aujourd’hui, Haïti fait face à une autre forme de guerre : celle contre les gangs armés qui contrôlent de vastes territoires urbains, semant la terreur et paralysant la société. Cette situation rappelle le dilemme de Bloncourt : faut-il répondre par la violence pour restaurer la paix, ou est-il possible de trouver une solution pacifique et humaine ?
Le mouvement populaire "Bwa Kale", né de la colère face à l’impuissance de l’État, a émergé comme une forme de justice citoyenne visant à éliminer les gangs. Cependant, il s’est rapidement transformé en une vague de violence incontrôlable, souvent dirigée non seulement contre les membres des gangs, mais aussi contre des innocents dans les quartiers populaires. Cette situation illustre le danger d’une justice aveugle et non institutionnalisée. Comme Hannah Arendt l’explique dans De la violence (1970), « la violence, par nature, est incapable de créer quoi que ce soit. » Elle ne fait qu’exacerber les tensions sociales sans offrir de solutions durables.
La question posée aux Haïtiens aujourd’hui est donc la suivante : une paix durable peut-elle être atteinte
par l’élimination physique des gangs, ou faut-il, comme Bloncourt, reconnaître
l’humanité même chez ceux que l’on perçoit comme des ennemis et trouver une
solution plus humaine à travers le dialogue et l’intégration sociale ?
Le refus des gangs de déposer les armes, malgré les appels répétés du gouvernement Conille, révèle une méfiance profonde envers les institutions étatiques. Pour ces jeunes enrôlés dans les gangs, souvent issus des milieux les plus marginalisés, il n’y a aucune garantie de sécurité ou de réinsertion dans une société qui les a longtemps exclus. Ils ne voient dans les propositions du gouvernement qu’une tentative d’élimination plutôt qu’une véritable ouverture vers une réintégration sociale.
Le gouvernement Conille envisage de créer un centre pour accueillir les 20 à 40 % d’enfants membres des gangs, une initiative qui, pour être véritablement transformative, ne doit pas seulement consister à les sortir des gangs. Ces jeunes doivent être reconnus comme des sujets politiques actifs et non des objets de réforme politiques. Ils devraient être pleinement impliqués dans la conception de ces initiatives, en proposant leurs propres idées sur les formations et les ressources dont ils ont besoin pour se libérer du cycle de violence. Cette co-création de programmes, centrée sur leur vécu et leurs perspectives, permettrait non seulement de briser les dynamiques d’exclusion, mais aussi de restaurer leur dignité et leur autonomie.
Le mouvement "Bwa Kale" et toute autre approche violente perpétuent une spirale de violence qui divise encore plus la société haïtienne. Comme le souligne Arendt, la violence ne résout jamais les crises sociopolitiques. Une approche plus durable nécessite de traiter les causes profondes qui alimentent la violence, à savoir l'injustice sociale, la pauvreté, et l'exclusion économique. Marx nous rappelle que « l'histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes » (Le Manifeste du Parti Communiste, 1848). Les gangs en Haïti ne sont pas les ennemis véritables de la classe ouvrière et paysanne, mais plutôt les produits d’un système inégalitaire qui exclut une grande partie de la population.
Les jeunes membres des gangs sont eux-mêmes victimes de ce système oppressif. Ils ne sont pas les oppresseurs de la classe populaire, mais des individus marginalisés et conditionnés par la pauvreté et l’exclusion. Répondre par la violence, que ce soit via des mouvements populaires comme "Bwa Kale", la police, ou même une intervention militaire internationale – comme celle menée par le Kenya sous mandat de l’ONU – ne s’attaque pas aux racines du problème. La vraie lutte doit viser le système d’oppression politico-économique qui maintient ces jeunes dans un cycle de violence.
Bien que l’intervention militaire puisse être perçue par certains comme une solution immédiate pour restaurer l’ordre, elle risque de renforcer la dépendance d’Haïti vis-à-vis d’acteurs étrangers et d’aggraver la situation. Comme le soutient Marx, une solution durable ne peut venir que par l’émancipation des masses et la transformation des structures socio-économiques. La véritable paix ne peut se construire sur les ruines de la violence, mais sur la justice sociale.
Tony Bloncourt, dans les derniers instants de sa vie, a réussi à voir l’homme derrière l’uniforme nazi. Arendt déclare que « penser et juger sont les deux activités de l’esprit qui nous empêchent de participer au mal. » En Haïti, reconnaître l’humanité des jeunes impliqués dans les gangs est une étape nécessaire pour engager un véritable dialogue et reconstruire une société plus juste.
Conclusion
Le dilemme auquel faisait face Tony Bloncourt est toujours d’actualité pour Haïti aujourd'hui : doit-on combattre l’adversaire avec violence ou tenter de trouver une solution humaine et pacifique ? Alors que le pays fait face à la montée des gangs et à l’intervention militaire étrangère, il est essentiel de se rappeler que la paix durable ne peut être atteinte que par une justice sociale et une lutte contre les inégalités structurelles. Les gangs armés ne sont pas le véritable ennemi du peuple haïtien, mais le produit d’un système injuste. Comme Tony Bloncourt a vu l’humanité en son ennemi, Haïti doit trouver une solution qui réintègre les jeunes marginalisés et crée un avenir où « les humbles et les petits auront le droit de vivre plus dignement, plus humainement. »
Enfin, rappelons cette phrase percutante : « Si on tue tous les voleurs, il
ne restera que des meurtriers. » Cette réflexion, attribuée au
personnage de Porfirio Rubirosa dans le film The Last Days of Pompeii, nous
rappelle les dangers de laisser la violence dicter la justice.
* Jakson Jean gen yon Diplòm Inivèsitè nan Filozofi Liberasyon (USI) ; Diplòm
Etid Avanse nan Jesyon Lejislatif e Politik Piblik (UNSAM) ; se Bousye Espesyal
Nasyonzini nan Program Pèp Desandan Afriken (OHCHR).